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Rire et pleurer au Moyen Âge

Par Claude Gauvreau

20 septembre 2010 à 0 h 09

Mis à jour le 17 avril 2015 à 15 h 04

Deux visions du Moyen Âge coexistent dans l’imaginaire occidental. Celle d’un monde triste et violent, peuplé de brutes aux émotions exacerbées. Et puis celle, plus romantique, composée de châteaux mystérieux, de preux chevaliers et d’innocentes princesses. Piroska Nagy, jeune professeure embauchée récemment par le Département d’histoire, critique ces visions stéréotypées. «On a longtemps considéré les émotions des gens du Moyen Âge comme infantiles et mal maîtrisées, dit-elle. Cette représentation, si répandue en Occident, a été remise en cause ces dernières années par les travaux menés dans différentes disciplines – anthropologie, psychologie cognitive, philosophie analytique, neurosciences – qui ont révélé les liens serrés unissant les émotions et la raison.»

D’origine hongroise, Piroska Nagy compte parmi les rares spécialistes de la vie affective dans les sociétés médiévales. Ses travaux, qui s’inscrivent dans le champ de l’histoire culturelle et intellectuelle, tentent d’établir un dialogue entre l’anthropologie et l’ethnologie, la psychologie et la sociologie, la linguistique et la philosophie. «Je cherche à démontrer que l’affectivité a aussi une histoire, que l’expression et la valorisation des émotions et des sentiments dans les relations sociales varient selon les époques et les cultures.»

Pour étudier les états affectifs durables au Moyen Âge – mélancolie, jalousie, amour, amitié – l’historienne utilise différentes sources qui vont des traités théologiques, philosophiques ou médicaux aux textes narratifs les plus divers, ainsi qu’aux représentations iconographiques.

Larmes de béatitude

Comment les gens du Moyen Âge vivaient-ils leurs émotions? Dans la société médiévale, l’affectivité fait partie de la communication publique et privée, note Piroska Nagy. «Par exemple, les manifestations de joie publique, comme lors des visites royales dans les villages, semblaient dépasser les bornes. On sait aussi que de nombreux hommes et femmes aspirant à la grâce divine pleuraient abondamment car le christianisme recommandait de pleurer pour purifier son âme. Les larmes étaient parfois un signe de béatitude et avaient une signification spirituelle, laquelle s’est perdue depuis.»

Selon la chercheuse, il est difficile de se faire une image globale de la vie affective durant la période médiévale. «Outre les pleurs des religieux, il y a la violence des guerriers, la retenue des femmes de cour et le rire gras, parfois obscène, des hommes.»

La connaissance des émotions au Moyen Âge nous apprend des choses sur la teneur des relations entre les individus et entre les différents groupes sociaux, souligne Piroska Nagy. «Elle soulève aussi plusieurs questions sur le rôle de l’affectivité dans la construction du sujet individuel et peut nous aider à mieux comprendre notre propre rapport à la vie affective.»

Divorce entre raison et émotions

La professeure s’intéresse particulièrement au processus de rationalisation dans la culture occidentale qui, depuis Descartes notamment, oppose les émotions à la raison, au détriment de la dimension affective. Elle cherche à cerner les moments et les lieux de leur symbiose, ainsi que les prémices de leur futur divorce. «La dévalorisation de l’affectivité n’existait pas au Moyen Âge. Les traités de psychologie et les récits d’événements ou d’expériences vécues dénotent une complémentarité entre raison et émotions. Cette question est d’autant plus importante que notre civilisation moderne est construite sur le triomphe de la raison et que la sensibilité y est devenue une valeur purement individuelle.»

En collaboration avec le chercheur français Damien Boquet, Piroska Nagy prépare la publication prochaine d’un ouvrage collectif intitulé Politiques des émotions au Moyen Âge, qui s’interrogera sur les façons dont les gouvernants usaient de leurs émotions et traitera de l’encadrement des émotions des populations, ainsi que de leur rôle comme facteur de transformation sociale et historique. «Au Moyen Âge, l’émotion était au coeur des pratiques de gouvernement et des stratégies de pouvoir, observe la chercheuse. La politique n’est pas une affaire uniquement rationnelle. L’élection récente de Barack Obama à la présidence des États-Unis nous l’a d’ailleurs rappelé.»