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Les habits noirs de la modernité

Loin d’être une anomalie de l’histoire, le nazisme représente une forme d’aboutissement de la modernité, affirme le chargé de cours Jean-François Lessard.

Par Claude Gauvreau

7 mars 2011 à 0 h 03

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

Le nazisme et l’holocauste sont derrière nous, proclame-t-on avec assurance. De plus, ils se sont produits en Allemagne. «Cette double vérité se veut rassurante, car elle permet de repousser le phénomène ailleurs et dans le passé, et de réduire son incidence réelle sur le présent», souligne Jean-François Lessard, chargé de cours au Département de science politique et auteur d’un essai dérangeant intitulé Le nazisme et nous (Liber).

On associe souvent la modernité au triomphe de la raison et au progrès économique, social et politique – émergence des droits de l’homme, formation des nations, révolution industrielle -, tandis que le nazisme serait une forme de régression barbare, une œuvre de destruction, voire l’incarnation du mal absolu.

«Je pense pour ma part que, loin d’être une anomalie de l’histoire, le nazisme représente une expérience profondément rationnelle, une forme d’aboutissement de la modernité, soutient le politologue. Cela ne signifie pas que la modernité mène fatalement au nazisme ou à un autre type de totalitarisme, mais elle peut y conduire.»

Après un baccalauréat et une maîtrise en science politique à l’UQAM, Jean-François Lessard a obtenu son doctorat dans la même discipline à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris, sous la direction du philosophe Marcel Gauchet, un spécialiste du phénomène totalitaire.

Un moment de rupture

Auteur d’un premier essai publié en 2008, La transformation du politique dans la modernité, le jeune chercheur rappelle que la définition de la modernité varie selon les experts et les disciplines. «Pour un historien de l’art, la modernité commence avec la Renaissance, pour un spécialiste de la pensée politique, elle apparaît avec Machiavel et se poursuit avec les philosophes Hobbes et Locke. Pour d’autres encore, la modernité survient avec les révolutions américaine et française au 18e siècle.»

Chose certaine, dit-il, les temps modernes constituent, tant sur le plan de la pensée que de l’action, un moment de rupture. «Les sociétés pré-modernes ont été le théâtre de révoltes contre le pouvoir d’un tyran, d’émeutes contre la faim, de soulèvements contre des impôts trop lourds. L’âge moderne, lui, est marqué par une succession de révolutions qui visent à refaire le monde, à déchirer le contrat social pour le remplacer par un autre.» La modernité représente aussi un rejet de la domination religieuse et des règles morales qui y sont rattachées, poursuit Jean-François Lessard. «C’est la fin de la transcendance divine et son remplacement par l’immanence terrestre.» Enfin, la conscience moderne, à la recherche d’un monde en perpétuel devenir, se caractérise par une forme de messianisme, d’où le développement de nombreuses utopies sociales au cours des trois derniers siècles.

La modernité du nazisme

Ces trois éléments constitutifs de l’âge moderne – la rupture, la perte de repères moraux et le messianisme politique – permettent de soutenir la thèse de la modernité du nazisme, affirme le chercheur.

Le nazisme apparaît dans une société industrielle avancée, considérée par plusieurs comme l’une des plus illustres représentantes de la civilisation occidentale. Il se présente comme une rupture par rapport au passé et par rapport au monde dans lequel il se situe, observe Jean-François Lessard.

«Pour les nazis, la démocratie est une tare, le parlementarisme, une faiblesse, et le mélange des races, une abomination. Aussi, proposent-ils un ordre social et politique radicalement nouveau. Ce régime, qui engendre la Shoah, se construit également dans un monde où les repères moraux sont moins stricts et moins présents qu’auparavant. Un monde propice à différentes dérives. Quant au messianisme nazi, il repose sur la supériorité de la race aryenne et la promesse d’un espace vital pour un troisième Reich qui doit durer mille ans. Pour pouvoir enivrer les masses, la rupture proposée par les nazis devait, en effet, être exaltante.»

Le néolibéralisme, aujourd’hui dominant, est porteur de nouvelles crises et de nouvelles inégalités, souligne le chercheur, tout comme la montée du libéralisme, au cours des 30 premières années du XXe siècle, a engendré une grave crise économique et sociale, dont le nazisme et d’autres idéologies totalitaires ont profité. «Je ne crois pas au retour du nazisme tel qu’on l’a connu, dit-il, mais les sociétés occidentales ne sont pas à l’abri de nouvelles pathologies sociales, d’où l’intérêt de comprendre l’expérience nazie.»