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Économie: pour un enseignement pluraliste

Un mouvement international, dont font partie des étudiants de l’UQAM, réclame un renouvellement de l’enseignement en économie.

Par Claude Gauvreau

9 mai 2014 à 13 h 05

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

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Un appel mondial en faveur d’un renouvellement de l’enseignement de l’économie a été lancé le 5 mai dernier.

Le 5 mai dernier, 48 associations et collectifs d’étudiants en économie de 19 pays, dont le Mouvement étudiant québécois pour un enseignement pluraliste de l’économie, ont signé un manifeste qui réclame un renouvellement de l’enseignement de l’économie dans les universités. Le Devoir a fait écho au manifeste ainsi que plusieurs autres médias, notamment les quotidiens The Guardian (Angleterre) et Le Monde (France).

Au Québec, un groupe d’étudiants en économie de l’UQAM et de l’Université Laval sont à l’origine du Mouvement étudiant québécois pour un enseignement pluraliste de l’économie. «L’hiver dernier, nous sommes entrés en contact avec des étudiants français de passage à Montréal  qui partageaient nos préoccupations. Puis, nous nous sommes associés à des groupes d’étudiants ailleurs dans le monde qui éprouvaient le même malaise pour rédiger un manifeste international», explique Renaud Gignac, finissant à la maîtrise en économique et signataire du manifeste.  

Jusqu’à maintenant, le mouvement québécois a recueilli sur son site plus de 200 signatures, majoritairement d’étudiants en économie de différentes universités québécoises mais aussi de professeurs et de citoyens qui se sentent interpellés par ces questions.

Intégrer le monde réel dans les classes

Les auteurs du manifeste se disent préoccupés par le manque de diversité dans les programmes, qui limiterait la capacité des étudiants en économie de penser les nombreux enjeux du XXIe siècle. Le monde réel, écrivent-ils, doit revenir dans les salles de classe. «Les étudiants passent beaucoup de temps à résoudre mathématiquement des modèles de croissance et à optimiser des fonctions de production ou de consommation, toujours à l’intérieur du même courant théorique dominant, l’approche néo-classique, plutôt qu’à étudier des enjeux socio-économiques fondamentaux comme l’instabilité financière, les sources de la crise de 2008, le réchauffement climatique, l’insécurité alimentaire et la répartition inégalitaire des revenus», souligne Renaud Gignac.

Pour renouveler les sciences économiques et permettre de créer un espace de discussion d’où pourront émerger des réponses aux défis des sociétés contemporaines, le manifeste plaide en faveur du pluralisme. «Une formation économique complète devrait permettre aux étudiants d’avoir accès à une diversité de méthodes, de disciplines et, surtout, de courants de pensée – écoles classique, marxiste, postkeynésienne, institutionnaliste, écologique, féministe et autrichienne, soutient l’étudiant. Ces courants théoriques sont souvent confinés aux cours d’histoire de la pensée économique, comme s’ils appartenaient au passé. Nous ne disons pas que l’approche néoclassique doit être jetée à la poubelle, mais qu’elle ne doit pas prendre toute la place. Le pluralisme favorise un regard réflexif sur la discipline économique elle-même et la confrontation critique des idées.» 

Enfin, l’enseignement de l’économie devrait favoriser  les collaborations avec les autres sciences humaines et sociales, soutient le manifeste. «Les phénomènes économiques sont complexes et ne peuvent être analysés en dehors de toute perspective sociologique, politique et historique, dit Renaud Gignac. Le cloisonnement des programmes ne favorise pas les échanges entre les sciences économiques et d’autres disciplines.»

Le candidat à la maîtrise invite les professeurs en économie et d’autres à participer au dialogue. «Nous ne menons pas un combat contre les professeurs et les économistes en général. Nous savons que la plupart sont ouverts d’esprit et prêts à discuter des questions que nous soulevons.»

Un contexte différent à l’UQAM ?

Steven Ambler, directeur du Département des sciences économiques, a lu le manifeste avec intérêt, mais tient à émettre certaines réserves. «Contrairement à ce que celui-ci prétend, les sciences économiques sont ouvertes aux différents courants de pensée, dit-il. Plusieurs professeurs signataires du manifeste, loin d’être marginalisés, comme James Galbraith, le fils du célèbre économiste John Kenneth Galbraight, sont reconnus dans leur domaine. Un autre signataire, l’économiste de gauche Thomas Piketty, dont l’ouvrage Le capital au XXIe siècle est devenu un best-seller, a d’ailleurs obtenu son premier poste de professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT).»

Le directeur du Département cite en exemple le programme de baccalauréat en économique de l’UQAM, «le seul au Québec, peut-être même en Amérique du Nord, à offrir deux cours obligatoires sur l’histoire de la pensée économique aux XIXe et XXe siècles», dit-il. Dans ces cours, les étudiants abordent des auteurs aussi différents qu’Adam Smith, Marx, Marshall, Keynes et ceux rattachés aux écoles autrichienne et institutionnaliste. «Notre Département essaie aussi de favoriser le pluralisme des idées et les débats autour de thèmes d’actualité par l’organisation  de séminaires publics, appelés Écolunchs, auxquels participent des étudiants, des économistes de divers horizons et des représentants des milieux d’affaires.»

Steven Ambler croit que le manifeste exagère en affirmant que les économistes ne s’intéressent pas  à certains enjeux socio-économiques actuels. «Au Département, nous avons deux experts du réchauffement climatique, les professeurs Pierre Lasserre et Charles Séguin, qui sont associés à l’Institut des sciences de l’environnement. D’autres universités au Canada et aux États-Unis hébergent également des économistes spécialisés dans ce domaine. En ce qui concerne la crise financière de 2008, j’essaie d’expliquer dans mon cours pourquoi les modèles macroéconomiques utilisés par les chercheurs et les grandes banques n’ont pas permis de voir venir les choses.»

Certains professeurs du département ont développé des collaborations avec des chercheurs rattachés à d’autres disciplines des sciences humaines, rappelle enfin le directeur. «Gilles Dostaler, par exemple, décédé il y a quelques années, avait tissé des liens avec des collègues en philosophie et en science politique autour de questions épistémologiques.»

Steven Ambler dit être prêt à discuter avec les étudiants des questions relatives aux contenus des programmes et aux méthodes d’enseignement. «Jusqu’à présent, aucun étudiant ne m’a approché. Chose certaine, je suis ouvert au dialogue.»

Des enjeux nouveaux ?

Ce n’est pas la première fois au Québec que des voix s’élèvent en faveur d’un enseignement pluraliste de l’économie. En 1978, des étudiants du module d’économie de l’UQAM avaient mené une grève de six semaines pour réclamer un droit de regard sur le contenu et la qualité de leur formation et pour défendre un enseignement pluraliste.

Ce conflit, Louis Gill, signataire du manifeste lancé le 4 mai dernier et professeur retraité du Département des sciences économiques, l’a raconté dans un article intitulé «La grève étudiante de 1978 en économie à l’UQAM: l’enjeu du pluralisme et de la réflexion critique dans la formation universitaire en économie», paru récemment dans le numéro 2 (printemps 2014) du Bulletin d’histoire politique.

Pourquoi revenir sur cet événement qui a eu lieu il y a 35 ans ? «Parce qu’il posait la question de fond de la nature de l’université, celle d’une institution qui associe la réflexion critique à la formation et à la recherche et offre un enseignement pluraliste, dit Louis Gill. Même si la grève de 1978 impliquait un nombre restreint d’étudiants concentrés dans un secteur, son enjeu concernait et concerne toujours l’ensemble de l’université.»

À cette époque, les étudiants réclamaient une plus grande ouverture de leur programme sur les dimensions sociales, historiques et critique de l’économie, ainsi que sur les disciplines des sciences humaines. «De nombreux débats ont été menés sur les fondements, les objectifs et l’orientation des sciences économiques, sur leur recours à la formalisation mathématique au nom de laquelle elles revendiquaient leur scientificité», rappelle l’ancien professeur. Beaucoup d’étudiants, en même temps qu’ils convenaient de la nécessité de maîtriser les techniques économiques, économétriques et mathématiques, refusaient d’être de purs techniciens et désiraient un enseignement qui leur permette d’appréhender la réalité économique dans toute sa complexité. 

À la fin des années 80, un groupe de professeurs de sciences économiques et de divers départements de sciences humaines se sont réunis régulièrement pour discuter d’un projet de programme en économie politique. Un projet qui n’a pas abouti.

Selon Louis Gill, l’enjeu de la grève de 1978 demeure d’une actualité brûlante. «On dirait que le manifeste qui vient d’être lancé a été écrit il y a 35 ans, dit-il. Les revendications sont essentiellement les mêmes qu’en 1978.»  Le professeur estime que la crise financière de 2008 a nourri la réflexion des étudiants et leur volonté de recevoir un enseignement en prise avec la réalité. «On peut toujours recourir à des techniques quantitatives, mais on ne peut pas réfléchir sur les enjeux actuels sans tenir compte des apports du passé et de tout ce qui est connexe à l’économie dans une société.»