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Surveiller et punir

Les conditions de travail dans les centres d’appel du Québec génèrent beaucoup de détresse psychologique.

Par Claude Gauvreau

5 février 2014 à 10 h 02

Mis à jour le 17 septembre 2014 à 19 h 09

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Un enfer! C’est le mot qui convient pour décrire les conditions de travail des employés de trois importants centres d’appel d’entreprises de télécommunication et de câblodistribution établies au Québec. Selon une étude réalisée en 2012 par les professeurs Julie Cloutier, du Département d’organisation et ressources humaines, et Denis Harrisson, de l’Université du Québec en Outaouais, plus de la moitié  (57 %) des employés de ces centres, qui avaient accepté de répondre à un questionnaire, montraient des signes de détresse psychologique importante ou très importante, soit trois fois plus que la moyenne québécoise.

Préoccupé par la détérioration des conditions de travail de ses membres et soucieux de comprendre la nature des problèmes, le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) a approché le Service aux collectivités de l’UQAM, qui l’a ensuite mis en contact avec les deux chercheurs. «Après avoir réalisé des entrevues avec des employés, nous avons soumis un questionnaire à tous les membres du SCFP des trois entreprises et 25 % d’entre eux, soit 659 salariés, ont répondu», explique Julie Cloutier, une spécialiste de la santé psychologique au travail.

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La professeure Julie Cloutier. Photo: Émilie Tournevache.

On compte 200 centres d’appel dans le secteur des télécommunications au Québec. Les employés vendent au téléphone des produits et des services, répondent aux appels de clients qui, par exemple, cherchent à obtenir de l’information ou de l’aide pour acheter un forfait cellulaire ou pour se connecter à Internet, et reçoivent les plaintes des mécontents.

Anxiété et épuisement

La détresse psychologique n’a rien à voir avec une déprime passagère, souligne la chercheuse. «Les gens qui en souffrent sont souvent irritables, se sentent agressés par leur environnement, ressentent de l’anxiété, voire de la tristesse, dit-elle. Épuisés physiquement, ils éprouvent aussi un sentiment d’impuissance et en viennent même à penser qu’ils ne méritent pas mieux.»

Deux facteurs en particulier contribuent à la détresse psychologique: la charge de travail et la surveillance étroite. «Les travailleurs sont constamment au téléphone, ne peuvent jamais prendre un moment de répit entre les appels et sont sévèrement réprimandés pour une minute de retard à leur arrivée au travail le matin», observe Julie Cloutier. Dans certains centres, trois gestionnaires surveillent les employés en même temps. «L’un d’eux écoute les conversations pour s’assurer que les employés respectent leur script. S’ils oublient une phrase, ils sont blâmés et perdent des points dans leur dossier. Un autre surveille la durée des appels, lesquels ne doivent jamais être longs. Le troisième gestionnaire chronomètre le temps écoulé entre chaque appel. Si le nombre de secondes est trop élevé, il demande à l’employé pourquoi il n’était pas au téléphone», raconte la professeure.

Un taux d’absentéisme élevé                 

Les conséquences de la détresse psychologique sont sérieuses. Plus de la moitié (58,2 %) des employés ont dû s’absenter du travail pour des raisons liées au stress et presque autant consommaient chaque jour ou plusieurs fois par semaine des psychotropes pour réduire l’anxiété et la nervosité et les aider à dormir et à retrouver le moral. «Les antidépresseurs et autres médicaments servent de béquilles aux employés afin qu’ils puissent continuer de gagner leur pain. Jeunes ou vieux, hommes ou femmes… personne n’y échappe», note Julie Cloutier.

La conciliation travail-famille constitue un autre problème. «Les travailleurs n’ont pas d’horaire flexible et n’ont plus d’énergie pour s’occuper de leurs enfants à la maison après une dure journée de travail, dit la chercheuse. Ils n’ont pas non plus le droit de recevoir des appels personnels, même quand il s’agit de l’école que fréquentent leurs enfants.»

Repenser l’organisation du travail 

Les études concernant la détresse psychologique au travail ont débuté vers la fin des années 90, notamment à partir des banques de donnés nationales de Statistique Canada.  Au Québec, l’Enquête québécoise sur des conditions de travail, d’emploi et de santé et de sécurité du travail (EQCOTESST), publiée en 2011 par l’Institut national de santé publique, l’Institut de la statistique et l’Institut Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail, a révélé que 18 % des travailleurs québécois éprouvaient un niveau élevé de détresse psychologique. «Les recherches universitaires montrent par ailleurs qu’une plus grande attention est accordée aujourd’hui à la santé psychologique au travail, observe Julie Cloutier. Les employeurs ont intérêt à ce que les conditions de travail s’améliorent pour éviter que cela nuise à la productivité des entreprises, comme c’est le cas dans les centres d’appel.»

Dans ce milieu, les taux de roulement et d’absentéisme ont atteint un niveau effarant, entraînant des coûts élevés pour les employeurs. «Nous avons rencontré certains d’entre eux, dit la professeure. Ils ont reconnu être au courant de l’existence de problèmes, ajoutant qu’ils en ignoraient la gravité et les causes. Ils se sont dits aussi surpris que les représentants syndicaux par les résultats de l’étude. Chose certaine, c’est toute l’organisation du travail qui est à repenser. La balle est maintenant dans le camp des employeurs.»