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La doctorante Prune Lieutier s’associe avec une maison d’édition pour développer trois applications de livres enrichis.

Par Pierre-Etienne Caza

11 mai 2015 à 12 h 05

Mis à jour le 13 mai 2015 à 14 h 05

Photo: iStock

La littérature s’est transposée sur le Web depuis longtemps en explorant plusieurs potentialités intéressantes, notamment les hyperliens. Un secteur parallèle s’est développé au cours des dernières années: le livre enrichi. «Celui-ci incorpore des fonctionnalités d’interaction un peu plus poussées que celles de la cyberlittérature, comme l’animation et les effets sonores», explique Prune Lieutier. La doctorante en études et pratiques des arts, qui s’intéresse aux livres enrichis pour la jeunesse, vient de s’associer avec une maison d’édition afin de développer un projet novateur.

Les livres enrichis misent beaucoup sur les dispositifs d’interaction, souvent par l’intermédiaire des illustrations. «Par exemple, l’enfant peut interagir en brassant la tablette, en soufflant dessus ou en la faisant basculer. Parfois, il peut aussi influencer le cours de l’histoire, un peu à la manière des livres dont vous êtes le héros. C’est un domaine relativement nouveau et tout le monde est en mode expérimentation», affirme Prune Lieutier, qui a travaillé par le passé en gestion de projet chez Ubisoft et pour des festivals d’arts médiatiques.

Impliquée au sein du Groupe de recherche en littératie médiatique multimodale (LMM) dirigé par la professeure Nathalie Lacelle, du Département de didactique des langues, la doctorante voulait s’engager concrètement dans la réalisation d’un livre enrichi. Grâce au programme de stages de Mitacs, une organisation canadienne à but non lucratif qui sert d’intermédiaire entre les entreprises, les professeurs et les étudiants de cycles supérieurs, elle a pu approcher en juillet dernier plusieurs maisons d’édition de Montréal.

Les Éditions André Fontaine, dont la collection fonfon s’adresse aux 3-8 ans, ont accepté de se lancer dans l’aventure avec elle. «Grâce à du financement du Fonds des médias du Canada, nous développons trois applications qui sont l’adaptation numérique de trois livres existants, dont les auteurs sont Caroline Allard (La Reine Et-Que-Ça-Saute, illustré par Guillaume Perreault), Benoît Dutrizac (Meuh où est Gertrude?, illustré par Bellebrute) et Jannick Lachapelle (Un à zéro pour Charlot, illustré par PisHier). Ces applications sortiront en novembre pour le Salon du livre», souligne Prune Lieutier.

Dans le cadre de sa thèse, sous la direction de Moniques Richard, de l’École des arts visuels et médiatiques, et de Nathalie Lacelle, la jeune chercheuse tente de comprendre et de décrire le processus créatif des concepteurs de livres enrichis. Elle souhaite établir un modèle souple et efficace que pourront reprendre les entreprises intéressées par l’aventure – «ce sont des projets qui coûtent cher à développer, il y a encore peu d’offre et peu d’utilisateurs, mais cela viendra», estime la jeune chercheuse.

Un nouveau métier

Le livre enrichi a fait naître un «nouveau» métier: architecte narratif. «Celui-ci  ne construit pas l’histoire, mais le processus de narration – comment on va raconter l’histoire, explique Prune Lieutier. Il possède à la fois des compétences techniques et artistiques. Ce n’est pas un développeur, mais il pousse ces derniers à se dépasser pour enrichir le contenu du livre sur le plan créatif.»

Lecteurs et créateurs

Ces nouvelles applications comporteront deux axes, soit la lecture et la création. «D’un côté, l’enfant peut lire l’histoire, bonifiée de narrations préenregistrées, d’effets sonores, d’animations, d’interactions et de mini-jeux; de l’autre, il peut créer sa ou ses propre(s) histoire(s) à partir des éléments visuels du récit», précise la doctorante.

Prune Lieutier et Nathalie Lacelle Photo: Nathalie St-Pierre

Le Groupe de recherche en LMM agit à titre de conseiller et fera le lien avec les enseignants du primaire, précise Nathalie Lacelle. «Les enfants qui manipuleront ces applications développeront des compétences multimodales à titre de lecteurs et de créateurs, estime la professeure. Il sera intéressant d’observer si les enfants qui auront utilisé la partie créative auront été en mesure de mieux s’approprier l’histoire, ce qui viendrait appuyer notre hypothèse selon laquelle la multimodalisation aide à l’appropriation des contenus.»

Le projet de Prune Lieutier vise un contenu littéraire, mais d’autres types de contenu pourraient être développés dans un futur rapproché. «On pourrait demander aux élèves de multimodaliser un texte explicatif en y ajoutant des images, des hyperliens, des vidéos ou des sons et vérifier si leur compréhension s’en trouve améliorée», souligne Nathalie Lacelle.

Selon la chercheuse, les compétences multimodales devraient bientôt faire leur apparition dans les programmes officiels du ministère de l’Éducation.

Des réticences prévisibles

Comme chaque avancée technologique, le livre enrichi soulève quelques réticences, notamment du côté des parents. Certains affirment qu’ils préfèrent que leurs enfants lisent des livres imprimés, ou que l’enseignement de la langue est suffisamment ardu sans en plus y ajouter la multimodalité. On oppose des choses complémentaires, estiment les deux chercheuses. «La multimodalité permet de développer autre chose que le livre imprimé, précise Prune Lieutier. Il s’agit d’une expérience de lecture différente.»

L’un des livres enrichis les plus vendus est Alice for the iPad, dont l’application s’est écoulée à plus de 4 millions d’exemplaires. «Il s’agit de l’œuvre originale de Lewis Carroll illustrée et enrichie, précise Prune Lieutier. C’est une expérience différente du livre seul… et différente de l’œuvre cinématographique de Tim Burton, laquelle cohabite très bien avec l’œuvre originale. Aucune des trois n’exclut la découverte des autres!»

Certains détracteurs jugent que les animations et les effets sonores nuisent à la liberté imaginative des enfants. «C’est faux, croit Nathalie Lacelle. Avec le multimodal, les jeunes prennent conscience que la création d’un auteur est une vision parmi d’autres. Ils l’expérimentent concrètement en créant à leur tour leur version de l’histoire.»

Un bon filon

Les compétences développées dans le cadre d’un doctorat comportant un projet comme celui-là sont précieuses sur le marché du travail, poursuit la professeure. «Il n’y a pas beaucoup de postes de professeurs et certains doctorants ne visent pas l’enseignement universitaire, dit-elle. Voilà pourquoi je suis reconnaissante envers Mitacs pour l’occasion offerte à Prune, qui est désormais partenaire-associée avec les Éditions André Fontaine. Elle vient sans doute de trouver un filon pour se bâtir une carrière.»

Une nouvelle chaire de recherche?

Nathalie Lacelle souhaite ardemment obtenir une chaire de recherche en littératie médiatique multimodale. «C’est un domaine de recherche en émergence, jugé prioritaire par l’UNESCO», précise-t-elle.

Le programme de recherche d’une telle chaire serait en continuité avec celui de groupe de recherche en littératie médiatique multimodale, fondé en 2009 par Monique Lebrun (UQAM), Nathalie Lacelle (UQTR, UQAM) et Jean-François Boutin (UQAR), auxquels se sont joints depuis 2012 des professeurs et des étudiants de plusieurs universités. Le groupe compte actuellement une dizaine de recherches financées et collabore avec des groupes de recherche à Toulouse, Rouen, Montpellier, Grenoble, Louvain, Mexico, Sao Paulo, Vancouver. Il est reconnu à l’international comme étant pionnier dans le domaine de la LMM et ses travaux servent de fondement épistémologique et didactique à des recherches menées, entre autres, par des équipes en France et en Belgique.

«Nos travaux de recherche portent principalement sur les processus de lecture/production multimodales sur des supports variés afin de cibler les compétences et les stratégies à mettre en œuvre pour lire et produire des multitextes, explique Nathalie Lacelle. Ils contribuent à l’élaboration d’une didactique qui tient compte de la nature des multitextes et des modalités spécifiques à leur appropriation par les élèves.»