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Concevoir un satellite

Des scientifiques de l’UQAM collaborent à un projet visant la mise en orbite d’un satellite de surveillance météorologique.

Par Pierre-Etienne Caza

14 mai 2015 à 15 h 05

Mis à jour le 5 avril 2024 à 12 h 00

Plusieurs Nord-Américains ont appris l’hiver dernier l’existence d’un phénomène météorologique appelé «vortex polaire», une masse de froid intense qui provient du pôle Nord et qui cause un refroidissement spectaculaire. «Nous avons découvert au cours des dernières années la présence de nuages minces en Arctique, presque impossibles à voir. Ces nuages sont contaminés par de l’acide sulfurique, entre autres, et ils accélèrent la formation de précipitations, sous forme de petits cristaux de glace. Cela cause une déshydratation de l’atmosphère et un refroidissement, d’où l’intensification du vortex polaire», explique le professeur Jean-Pierre Blanchet, du Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère. Pour mesurer la formation de ces nuages, le chercheur a soumis un projet de satellite à l’Agence spatiale canadienne (ASC).

Ces nuages sont des émetteurs de radiation (ou de lumière) dans le spectre infrarouge, explique le professeur. En 2006, l’Institut national d’optique (INO), situé à Québec, l’a contacté pour un projet de collaboration sur une nouvelle technologie permettant d’effectuer des mesures thermiques à la verticale dans l’infrarouge lointain, ce qu’aucun instrument ne permettait à ce jour. Grâce à cette innovation, on pourra mesurer les nuages «minces» – qui possèdent en réalité une étendue verticale de 1 à 10 kilomètres. «La technologie de l’INO permet de “voir” et d’analyser leur composition, un peu comme des lunettes spéciales qui nous feraient distinguer les différentes couches dans un brouillard», précise le professeur, qui a travaillé avec l’INO afin de développer un prototype de satellite utilisant cette technologie.

L’éventuelle mission a été baptisée TICFIRE pour Thin Ice Clouds in Far IR Experiment. L’objectif: construire un satellite capable de mesurer les changements du cycle de la vapeur d’eau en Arctique, incluant la formation des précipitations, la composition des nuages et le refroidissement de l’atmosphère.

Et le réchauffement climatique?

Mesurer le refroidissement des régions polaires en cette ère de réchauffement planétaire peut paraître incongru. «Le climat se réchauffe durant l’été et la banquise fond, pas de doute, mais les hivers se sont intensifiés et il y a des anomalies froides qui se superposent au réchauffement, explique Jean-Pierre Blanchet. Nous passons du très chaud au très froid et c’est la variabilité extrême qui est difficile pour les humains.»

Le projet de mission a été soumis à l’ASC en 2009 à la suite d’un appel de propositions. «L’Agence spatiale a reçu 21 projet et en a retenu 5, dont le nôtre», souligne fièrement ce spécialiste de la modélisation, qui fait partie de plusieurs équipes de recherche sur la veille satellitaire, comme CloudSat et EarthCARE, et qui travaille depuis une dizaine d’années sur les changements climatiques en Arctique et sur l’effet des polluants sur le climat.

Le chercheur n’est pas seul dans l’aventure. Ses collègues Pierre Gauthier et Éric Girard, le postdoctorant Quentin Libois, le candidat à la maîtrise Liviu Ivanescu, ainsi que plusieurs autres chercheurs universitaires et ingénieurs, de l’INO et de l’ASC, entre autres, participent également au projet. Le Service des partenariats et du soutien à l’innovation (SePSI) de l’UQAM a été impliqué à plusieurs titres, notamment dans l’analyse de la demande de financement, la négociation de l’entente avec l’ASC, la gestion des assurances concernant le prototype expérimental et la gestion financière du projet. «Il s’agit d’un projet emballant auquel nous sommes fiers de participer», affirme Caroline Roger, directrice du SePSI.

Le prototype FIRR

Le prototype construit par l’INO en septembre dernier et baptisé FIRR, pour Far Infrared Radiometer, pèse environ 200 kilogrammes. Il est capable d’effectuer des mesures jusqu’à 3 300 kilomètres en balayant une largeur de 400 kilomètres terrestres. «Ce prototype nous permet d’évaluer une foule de paramètres ayant une influence sur le refroidissement des régions polaires», note le chercheur.

Période de tests

Dans l’avion Polar 6, quelques scientifiques surveillent le bon fonctionnement de leurs instruments de mesures, toutes complémentaires pour le projet d’étude NETCARE, un réseau regroupant, entre autres, des chercheurs de dix universités canadiennes.Photo: Liviu Ivanescu

Testé pour sa résistance aux chocs physiques et thermiques dans un laboratoire spécialisé en Montérégie, le FIRR a ensuite été transféré en Allemagne pour être installé sur un avion POLAR 6 de l’Alfred Wegener Institute (AWI), qui collabore au projet. À partir de la fin mars, deux avions de l’AWI ont survolé l’Arctique pendant un mois afin que les scientifiques puissent tester les paramètres et les performances du nouvel instrument. «C’est Quentin Libois et Liviu Ivanescu qui ont effectué ce périple, souligne Jean-Pierre Blanchet. L’un ou l’autre était toujours à bord de l’avion pour s’occuper du prototype. Ce sont des chercheurs, certes, mais ils ont joué un rôle d’opérateurs lors de cette mission en effectuant des réglages sur le prototype et en vérifiant le bon fonctionnement des logiciels d’analyse de données. Leur implication dans le projet est précieuse!»

Les vols d’essai ont été effectués entre l’archipel du Svalbard, au nord de la Norvège, le nord du Groenland et le nord du Nunavut. Pendant ce temps, à l’UQAM, plusieurs apprentis chercheurs se démenaient pour favoriser la réussite de la mission. «Un groupe d’étudiants au baccalauréat faisait de la prévision météorologique spécifiquement pour ce projet et un groupe à la maîtrise effectuait des analyses de données satellitaires. Ce fut une formation en or pour eux», souligne le professeur.

Le FIRR a été en mesure de télédétecter les propriétés des nuages, à la satisfaction de l’équipe scientifique. «L’instrument a tenu le coup jusqu’à maintenant et nous poursuivrons les tests au cours des prochains mois», note Jean-Pierre Blanchet.

De Montréal à Point Barrow

Quentin Libois démonte le FIRR de l’avion Polar 6 à la fin de la campagne de tests en Arctique.Photo: Liviu Ivanescu

L’instrument a été rapatrié à l’UQAM à la fin du mois d’avril. «Nous l’utiliserons en laboratoire et peut-être à la station météo sur le toit du PK afin de nous familiariser avec son fonctionnement dans le courant de l’été, précise le chercheur. Nous l’installerons ensuite dans un boîtier spécial et nous effectuerons de nouvelles mesures à Eureka, au Nunavut, d’octobre 2015 à la mi-mars 2016.»

Le FIRR voyagera ensuite vers Point Barrow, au nord de l’Alaska, dans le cadre d’une collaboration avec le Department of Energy du gouvernement américain. «Il y sera installé de septembre 2016 à mai 2017, note le professeur. Ce genre d’entente internationale nous permet d’échanger avec d’autres collègues et de partager des données.»

Mise en orbite

L’ASC, qui a financé le développement du prototype FIRR ainsi que les activités de recherche du professeur dans ce projet, annoncera au cours des prochains mois quelle sera la mission parmi les cinq en attente à être envoyée en orbite dès 2020 – les autres se succéderont aux deux ans. «Notre mission n’est pas la plus coûteuse, mais c’est la plus intéressante sur les plans scientifique et technologique, car nous innovons et nous tentons d’élargir les connaissances de l’atmosphère arctique, explique Jean-Pierre Blanchet. Cela dit, être les premiers en orbite importe peu; nous nous assurons présentement que notre prototype fonctionne adéquatement. Quand notre tour viendra, nous serons prêts.»

Le satellite qui sera construit pour remplacer le prototype pèsera à peine 70 kilogrammes et ne sera pas plus gros qu’une cuisinière électrique. «Habituellement, on met ce genre de petit satellite en orbite avec d’autres appareils, note le chercheur. Il pourrait être lancé de n’importe où. C’est l’ASC qui se charge de dénicher une fusée qui servira de lanceur.»

Le satellite, qui se déplacera à la vitesse de 22 000 km/h ou 7 km/seconde, sera lancé sur une orbite semblable à celle sur laquelle gravite le satellite-radar CloudSat. «C’est une orbite polaire basse, située à 705 kilomètres d’altitude et dont la période de rotation est d’environ 90 minutes, précise Jean-Pierre Blanchet. L’angle entre le plan d’orbite et la direction du soleil demeure constant, ce qui fait que le satellite passe au-dessus de la surface terrestre à la même heure chaque jour. On s’assure ainsi que nos mesures puissent être comparées les unes avec les autres.»

Les données provenant de ce type de satellite sont accessibles au public et peuvent être téléchargées directement à partir du Web, précise le chercheur. «Les données qui seront recueillies serviront à tous les chercheurs intéressés par les mesures atmosphériques, dont ceux d’Environnement Canada, afin d’améliorer la prévision du temps, dit-il. Advenant le cas où elles permettraient de démontrer certains effets de la pollution atmosphérique sur le climat, les décideurs publics pourraient les utiliser afin d’élaborer ou de modifier certaines politiques environnementales.»

Le satellite de la mission TICFIRE sera conçu pour être opérationnel pendant deux ans. «CloudSat, qui devait aussi durer deux ans, est encore opérationnel dix ans plus tard, précise le professeur. J’aurai donc le temps de prendre ma retraite avant de voir la fin de notre mission!»