Plus de 20 travailleurs sur 1000 devront, dans leur vie, s’absenter pour un problème de santé mentale, indique Santé Canada. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la dépression est devenue la deuxième plus importante cause d’invalidité dans le monde après les maladies coronariennes. Même si leur nombre est en progression, les travailleurs souffrant d’un trouble de santé mentale continuent d’être confrontés aux attitudes négatives, aux stéréotypes et aux préjugés à l’égard de la maladie mentale.
Ce phénomène de stigmatisation est au centre de l’ouvrage intitulé Stigmatisation. Les troubles mentaux en milieu de travail et dans les médias de masse (Presses de l’Université du Québec), paru sous la plume des professeurs Henri Dorvil (École de travail social) et Gilles Dupuis (psychologie), ainsi que de la postdoctorante Laurie Kirouac (Ph.D. sociologie, UQAM-Université Charles de Gaulle – Lille 3).
Selon ces chercheurs, plusieurs facteurs interviennent quand il s’agit de cerner les causes des troubles de santé mentale en milieu de travail. «Certes, des événements de la vie personnelle peuvent favoriser l’apparition d’un trouble mental, reconnaît Gilles Dupuis. Mais de plus en plus d’enquêtes soulignent le rôle décisif joué par l’environnement de travail et ses contraintes: surcharge de travail, manque de reconnaissance, relations difficiles avec les collègues et les supérieurs, pression au rendement, insécurité d’emploi. Voilà des conditions hautement toxiques qui engendrent le désenchantement, le stress et l’épuisement.»
D’autres études montrent que les travailleurs situés au bas de l’échelle hiérarchique, peu qualifiés, à temps partiel ou sans sécurité d’emploi, et ayant un faible niveau de scolarité sont plus susceptibles de vivre un trouble de santé mentale. «C’est vrai, mais personne aujourd’hui n’est à l’abri, dit le psychologue. Dans toutes les catégories professionnelles, des travailleurs, y compris des cadres et des gestionnaires, peuvent connaître un jour ou l’autre l’expérience d’un trouble de santé mentale au travail.»
Les chercheurs distinguent dans leur ouvrage les troubles mentaux graves – schizophrénie, trouble bipolaire – et les troubles mentaux dits courants – dépression, burn-out, trouble anxieux. «Ces derniers sont ceux ayant connu la plus forte croissance dans les milieux de travail ces dernières années et ayant contribué le plus à l’augmentation du taux d’absentéisme», souligne Henri Dorvil.
Un double discrédit
Être désigné comme un travailleur ayant un trouble mental et devoir se retirer de son milieu de travail peut ébranler l’estime de soi. On traverse alors différentes phases: la période pré-diagnostic, le retrait du travail et la prise en charge médicale et socioprofessionnelle, puis le retour au travail. «Tout au long de ce processus social, les travailleurs continuent d’être exposés au regard d’autrui à travers leurs interactions avec les acteurs des milieux médical – médecin généraliste, psychologue ou psychiatre – et du travail – collègues, supérieurs, syndicat, assureur», note Gilles Dupuis. Pour les travailleurs qui éprouvent souvent un sentiment de vulnérabilité et la crainte d’une rechute, le retour au travail constitue une étape cruciale à franchir.
«Les travailleurs qui effectuent un retour après avoir surmonté l’épreuve d’un cancer ou d’une maladie coronarienne sont généralement accueillis comme des héros, dit Henri Dorvil. Par contre, ceux qui éprouvent un trouble mental vivent une stigmatisation prenant la forme d’un double discrédit, moral et capacitaire.» Leur supérieur ou leurs collègues les soupçonnent souvent de ne pas souffrir d’une vraie maladie ou de jouer au malade pour bénéficier d’un congé payé. On considère qu’ils sont fragiles et incapables de répondre aux exigences du travail. Certains sont tablettés, disqualifiés professionnellement ou encore incités à prendre une retraite non désirée.
Responsabilité organisationnelle
Les mesures proposées pour prévenir les problèmes de santé mentale et y parer continuent d’interpeller davantage la responsabilité individuelle plutôt que la responsabilité collective et organisationnelle. «Les programmes de gestion du stress, la psychothérapie et le traitement pharmacologique, parfois utiles mais généralement insuffisants, représentent encore les principales réponses sociales à ces problèmes», observe Gilles Dupuis.
Compter sur la possibilité d’un retour progressif, disposer d’un horaire flexible, accomplir des tâches moins lourdes, bénéficier du soutien de ses supérieurs et de ses collègues, ainsi que de la collaboration entre les intervenants internes et externes du milieu de travail sont des facteurs qui appellent à la responsabilité organisationnelle et favorisent la réussite du retour au travail.
Représentations médiatiques
En s’appuyant sur l’analyse documentaire d’un corpus d’articles tirés de la presse écrite, les chercheurs ont consacré la dernière partie de leur ouvrage aux représentations sociales de la maladie mentale véhiculées dans les médias, lesquelles contribueraient, selon eux, à alimenter la stigmatisation ou la discrimination.
«Les médias ont tendance à poser sur la maladie mentale un regard déformé, voire sensationnaliste, en introduisant un lien non fondé entre folie et dangerosité, affirme Henri Dorvil. On sait pourtant que les personnes atteintes de troubles mentaux sont plus dangereuses pour elles-mêmes que pour leur entourage. Moins de 3 % des actes de violence sont commis par des personnes ayant des troubles de santé mentale.»
Calcul et gestion du risque
Nous vivons dans une société obsédée par le calcul et la gestion du risque, ce qui affecte notre rapport à l’anormalité et à la déviance sociale, rappellent les deux professeurs. Dans le traitement des affaires criminelles, écrivent-ils, les médias aiment ainsi braquer les projecteurs sur les comportements déviants, inusités et étranges. Lorsque les accusés viennent de conditions modestes, le traitement journalistique porte davantage sur les comportements hors normes et déviants, en des termes dépréciatifs et sans effort de contextualisation. Mais quand il s’agit d’accusés occupant une position élevée dans l’échelle sociale, comme le cardiologue Guy Turcotte, les propos sont plus conciliants et moins négatifs.
Les préjugés à l’égard des troubles de santé mentale perdurent malgré les campagnes publiques de sensibilisation. «Défaire les préjugés, en particulier ceux concernant la santé mentale, est un travail de longue haleine, notamment parce que ces préjugés sont ancrés dans le sens commun et dans le domaine de l’affectif, souligne Gilles Dupuis. Les messages ayant le plus d’impact sont ceux mettant en scène des personnalités connues – comédiens, athlètes, politiciens – qui racontent comment elles sont parvenues à surmonter leurs problèmes. Cela permet de “re-normaliser” la maladie mentale et de montrer qu’il est possible de composer avec elle.»