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La société civile en quête de pouvoir

De Paris à Montréal, en passant par Madrid et New York, des mouvements citoyens ont remis à l’ordre du jour la question de l’inégalité.

Par Claude Gauvreau

14 novembre 2016 à 15 h 11

Mis à jour le 21 novembre 2016 à 10 h 11

Rassemblement Nuit debout, place de la République, Paris.
Photo: Olivier Ortepela

Mouvement des indignés en Grèce et en Espagne, Occupy aux États-Unis, le Printemps érable au Québec, Nuit debout en France… Nourries par l’onde de choc provoquée par la crise financière de 2007-2008, ces mobilisations populaires ont rallié de nombreux citoyens, des jeunes notamment, assoiffés de démocratie et recherchant une autre façon d’influencer les décisions politiques.

Par-delà leurs différences, ces mouvements issus de la société civile ont dénoncé les dérives du capitalisme financier et les insuffisances du système de répartition de la richesse. Ils ont contribué à imposer dans le débat public le thème des inégalités, forçant les acteurs sociaux et politiques à se positionner, voire à proposer des solutions, estime le professeur du Département de sociologie Marcos Ancelovici, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en sociologie des conflits sociaux. «Ces nouvelles vagues de mobilisation ont aussi redonné un souffle aux mobilisations préexistantes sur différents fronts, comme ceux du logement, du travail, de l’immigration ou de l’éducation», souligne le chercheur, qui a codirigé l’ouvrage collectif Street Politics in the Age of Austerity: From the Indinados to Occupy (Amsterdam University Press, 2016). «Aux États-Unis, Occupy, qui a essaimé dans une centaine de villes, a relancé le mouvement étudiant et celui en faveur des droits des sans-papiers. En France, les organisations syndicales traditionnelles ont bénéficié de la dynamique créée par Nuit debout pour faire de la loi sur le travail un enjeu de société.» 

Le directeur de l’Institut du nouveau monde (INM), Michel Venne (B.A. communication, 90), abonde en ce sens. «Le mouvement des indignés et Occupy n’ont pas transformé le système financier mondial, mais ils ont eu un impact sur la prise de conscience des injustices qui prévalent dans notre monde et sur la nécessité de réagir, ce qui est déjà beaucoup. Aujourd’hui, même la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) reconnaissent que les inégalités constituent un fléau qui nuit à la croissance économique.»

Démocratie directe et occupation

Les mouvements citoyens apparus au cours des dernières années se distinguent par leurs modes d’organisation et d’action – fonctionnement horizontal, absence de leaders, démocratie directe, occupation de lieux publics. «Ces groupes incarnent une nouvelle culture politique et organisationnelle, axée sur la démocratie participative, qui se concrétise dans l’action», commente Raphaël Canet (Ph.D. sociologie, 03), professeur à l’École de développement international de l’Université d’Ottawa et l’un des principaux organisateurs de l’édition 2016 du Forum social mondial (FSM), tenue récemment à Montréal. Il existe toutefois des parentés entre les militants actuels et le mouvement altermondialiste de la fin des années 90. «L’un des objectifs du dernier FSM était justement de rapprocher ces jeunes militants des mouvements sociaux traditionnels – syndicats, groupes de femmes, groupes communautaires et écologistes.» 

«Ce qui est en crise aujourd’hui, c’est la parole des élus, en laquelle plusieurs citoyens, jeunes surtout, ne croient plus. Depuis la crise financière de 2008, de 80 à 90 % des gens en Espagne, en Italie, au Portugal et en Grèce disent ne plus avoir confiance dans les politiciens.»

Marcos Ancelovici

Professeur au Département de sociologie et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en sociologie des conflits sociaux

Même le mode de fonctionnement des nouveaux mouvements sociaux n’est pas entièrement inédit, observe Marcos Ancelovici. «Dans les années 1960 et 1970, des groupes féministes rejetaient déjà les structures hiérarchiques. Le mouvement de défense des droits civiques aux États-Unis organisait des sit in sur les campus universitaires et dans les rues de plusieurs grandes villes. Ce qui est marquant aujourd’hui, c’est le refus des chefs et la méfiance à l’endroit des avant-gardes autoproclamées.»

On a reproché à ces mouvements de ne pas proposer d’objectifs précis ni un programme politique clair. «Dans les mouvements sociaux qui privilégient la démocratie directe, les revendications ne sont pas prédéfinies et se construisent dans la délibération et la mobilisation, comme s’il y avait une fusion entre les fins et les moyens», dit Marcos Ancelovici.

Rassemblement Nuit debout, place de la République, Paris.
Photo: Pierre-Yves Beaudoin

Malgré tout, ces mouvements mettent en lumière la difficulté pour les contestataires de provoquer le changement. «Les actions des indignés, d’Occupy et de Nuit debout ne reposaient pas sur de solides réseaux organisationnels et sur un travail patient de sensibilisation, observe le sociologue. Or, réaliser de grandes réformes sociales requiert du temps. On ne peut pas non plus être constamment mobilisé ou occuper un lieu public indéfiniment. Le slogan qui a lancé Nuit debout était: Après la manif, on ne rentre pas chez soi et on passe la nuit debout. D’accord, mais pendant combien de temps?»

Ces mouvements de contestation avaient un caractère spontané et éphémère, note Michel Venne. «Il n’y a pas eu de prise de relais par les forces organisées de la société civile – syndicats, organismes communautaires, groupes de femmes et écologistes – dont la stratégie d’influence repose non seulement sur les manifestations, mais aussi sur une logique de dialogue et de concertation avec d’autres acteurs sociaux, tels que l’État et les entreprises.»

La démocratie représentative en crise ?

Les nouvelles vagues de mobilisation témoignent-elles d’un déficit de légitimité des institutions de la démocratie représentative – État, partis politiques, parlementarisme? En tout cas, le problème n’est pas nouveau, remarque Marcos Ancelovici. Dès 1975, la Commission trilatérale – un club international sélect composé de dirigeants de multinationales, d’hommes politiques, de banquiers et d’universitaires – publiait The Crisis of Democracy. Ce rapport, rédigé dans la foulée des grandes mobilisations des années 1960,  soulignait l’incapacité des institutions démocratiques à canaliser les demandes de la société civile. «Ce qui est en crise aujourd’hui, dit Marcos Ancelovici, c’est la parole des élus, en laquelle plusieurs citoyens, jeunes surtout, ne croient plus. Depuis la crise financière de 2008, de 80 à 90 % des gens en Espagne, en Italie, au Portugal et en Grèce disent ne plus avoir confiance dans les politiciens.»

Mouvement Occupy à Londres.Photo: Neil Cummings

Le principal symptôme de la crise de la démocratie, c’est la chute radicale, depuis 40 ans, des taux de participation électorale, soutient Michel Venne. «Dans les démocraties libérales, il est rare qu’un parti politique soit élu avec plus de 50 % des voix. Au Québec, un parti peut obtenir le pouvoir à l’Assemblée nationale avec l’appui de seulement un quart des électeurs. Nous n’avons pas le choix de limiter le pouvoir accordé à des partis politiques qui sont élus avec une minorité de voix et qui prétendent parler au nom de la majorité. Comment? En établissant dans la société civile des mécanismes de participation et de concertation citoyenne. Sinon, les gens perdront confiance dans les institutions et se tourneront vers des leaders populistes, comme on le voit actuellement en Europe et aux États-Unis.»

Selon la professeure du Département de philosophie Dominique Leydet, une spécialiste de la philosophie politique, «la démocratie représentative fonctionne quand elle accepte  l’existence de mouvements sociaux qui la contestent». Opposer les urnes à la rue, comme l’a fait le gouvernement libéral lors des grèves étudiantes de 2012 au Québec, relève d’une conception étroite de la démocratie représentative, affirme-t-elle.

«La démocratie représentative fonctionne quand elle accepte  l’existence de mouvements sociaux qui la contestent.»

Dominique Leydet

Professeure au Département de philosophie

«Ce type de démocratie repose sur l’idée que les gouvernants peuvent prendre des décisions sans être mandatés, en raison de leur indépendance relative vis-à-vis de leurs électeurs. Mais cette indépendance a pour contrepartie la liberté d’opinion, d’association et de manifestation des citoyens, soit la possibilité pour ces derniers de discuter les décisions politiques et d’exprimer leur désaccord avec celles qui, à leurs yeux, nuisent à l’intérêt général.»

Des jeunes engagés

Si les jeunes négligent de voter et qu’ils se tiennent à l’écart des institutions politiques traditionnelles, cela ne signifie pas qu’ils sont politiquement et socialement indifférents. «Les FSM de 2013 et de 2015, en Tunisie, ont été organisés par les jeunes qui s’étaient soulevés contre le régime autoritaire de Ben Ali, en 2011, l’année du Printemps arabe, note Raphaël Canet. Le bassin d’organisateurs de l’édition 2016 du FSM était largement composé de jeunes ayant participé à Occupy Montréal et à la grève étudiante de 2012, des expériences qui ont été marquantes, voire déterminantes, dans leur engagement. Même de jeunes Français qui étaient récemment à Nuit debout, à Paris, sont venus travailler avec nous.»

Tous les jeunes n’ont pas la politique sur leur écran radar, mais ceux qui s’y intéressent doutent de la volonté des institutions et des partis politiques traditionnels de changer les choses. Ils veulent agir par eux-mêmes, souligne Michel Venne. «C’est ce qui explique, en partie, l’émergence depuis les années 2000 du courant d’entrepreneuriat social auquel plusieurs jeunes adhèrent. D’autres s’engagent dans la défense des valeurs d’égalité et de justice. C’est d’ailleurs l’idée de l’égalité d’accès à l’éducation qui fut à l’origine des grèves étudiantes de 2012. Ces mobilisations ont constitué un signe de santé démocratique.»

Les jeunes qui sont sensibles à la croissance des inégalités se battent pour avoir un travail et un logement décent, pour se sentir inclus dans la société, poursuit Raphaël Canet. «Aux États-Unis, par exemple, une partie de la jeunesse s’est reconnue dans le discours de Bernie Sanders, un politicien issu du mouvement syndical, parce qu’il dénonçait le pouvoir de l’argent et l’exclusion sociale. Plusieurs jeunes, parmi les plus éveillés, considèrent que les mouvements sociaux doivent s’organiser sur leurs propres bases, agir ensemble et créer des espaces de liberté, ici et maintenant.»

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 14, no 2, automne 2016.