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Une coquille vide?

Le doctorant Félix Mathieu critique le projet de loi 62 du gouvernement libéral sur la neutralité religieuse de l’État.

Par Claude Gauvreau

22 novembre 2016 à 16 h 11

Mis à jour le 23 novembre 2016 à 7 h 11

Lors d’un référendum tenu le 20 novembre, les résidants d’Outremont ont rejeté les nouveaux lieux de culte. Photo: Nathalie St-Pierre

Projet de quartier musulman à Brossard, référendum à Outremont sur l’interdiction de nouveaux lieux de culte… La place du religieux dans l’espace public continue de susciter des débats au moment où une commission parlementaire étudie le projet de loi 62 du gouvernement Couillard sur la neutralité religieuse de l’État. C’est la quatrième fois que le gouvernement du Québec tente de faire adopter un projet de loi visant à préciser la neutralité de l’État à l’égard des religions et à définir des balises pour encadrer les demandes d’accommodement religieux dans les secteurs public et parapublic. Les deux projets de loi précédents, 63 et 94, soumis par le gouvernement Charest, ont été abandonnés tandis que le projet de loi 60 sur la Charte des valeurs québécoises est mort au feuilleton en raison de la défaite électorale du Parti Québécois en 2014.

Le projet de loi 62 est pour le moins modéré quand on compare son contenu avec les recommandations du rapport Bouchard-Taylor (voir encadré), souligne Félix Mathieu, doctorant en science politique. «Le mot laïcité n’apparaît nulle part, dit-il. Il s’agit d’un calque du projet de loi 94 du gouvernement Charest, présenté en 2010, qui visait à bannir le voile intégral des services publics tout en permettant le port d’autres signes religieux ostentatoires.»

Associé à la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes, dont le titulaire est le professeur Alain-G. Gagnon, du Département de science politique, Félix Mathieu s’intéresse à la question du vivre-ensemble, aux théories de la citoyenneté et du pluralisme ainsi qu’à la trajectoire des débats sur la laïcité au Québec depuis une vingtaine d’années. Il fera bientôt paraître dans la revue Recherches sociographiques un article co-signé par la professeure Pauline Côté, de l’Université Laval, intitulé «Laïcité et valeurs dans l’économie du projet de loi 60». L’article porte sur l’agenda politique qu’a suivi le Parti québécois pour présenter son projet de Charte des valeurs. Le doctorant est aussi l’auteur d’un article concernant les débats sur la laïcité, selon les familles idéologiques au Québec, qui paraîtra dans la revue britannique Studies in Ethnicity and Nationalism.

Faire du surplace

«Le projet de loi 62 traite uniquement de la neutralité religieuse de l’État et non de la séparation entre l’État et les religions, un principe fondamental de la laïcité», observe le doctorant. Le projet représente-t-il un recul par rapport aux débats des dernières années ? «Chose certaine, il n’y a pas d’avancée significative sur le plan législatif, soutient Félix Mathieu. On fait du surplace. Le projet ne fait que codifier ce qui est déjà inscrit dans la jurisprudence canadienne en matière d’accommodements pour des motifs religieux.»

Le projet de loi ressemblerait moins à une coquille vide s’il avait intégré la notion d’interculturalisme, poursuit le doctorant. «Le rapport Bouchard-Taylor faisait la promotion de l’interculturalisme, une politique distincte du multiculturalisme canadien. L’interculturalisme favorise un modèle de gestion du pluralisme qui insiste non seulement sur le respect de la diversité, mais aussi sur la nécessaire intégration des nouveaux arrivants ainsi que sur la prise en compte de l’existence d’un groupe majoritaire francophone, lui-même minoritaire dans l’ensemble canadien.»

Projet de loi 62 vs rapport Bouchard-Taylor

Laïcité et neutralité religieuse

Selon le projet de loi 62, les employés des secteurs public et parapublic doivent «veiller à ne pas favoriser ni défavoriser une personne en raison de l’appartenance ou non de cette dernière à une religion». La Commission Bouchard-Taylor propose un livre blanc qui définirait la laïcité à partir des quatre principes suivants: l’égalité morale des personnes, la liberté de conscience et de religion, la neutralité de l’État à l’égard des religions et la séparation de l’Église et de l’État.

Port de signes religieux

Le projet de loi libéral n’interdit pas le port des signes religieux, mais propose que les employés des organismes publics et parapublics exercent leurs fonctions à visage découvert pour des questions de sécurité et de communication. Ainsi, le port du voile intégral, comme la burqa et le niqab, est interdit, alors que le tchador est autorisé.
Les citoyens doivent aussi avoir le visage découvert lorsqu’ils reçoivent les services d’organismes publics. Le rapport Bouchard-Taylor recommande d’interdire le port de signes religieux aux magistrats, aux procureurs de la Couronne, aux policiers, aux gardiens de prison, ainsi qu’aux président et vice-président de l’Assemblée nationale.

Accommodements raisonnables

Le projet de loi 62 propose certaines balises pour guider les gestionnaires des secteurs public et parapublic, notamment le respect du droit à l’égalité entre les hommes et les femmes, mais les demandes d’accommodement religieux seront généralement traitées au cas par cas. Les commissaires Bouchard et Taylor proposent aux gestionnaires d’organismes publics de mettre en place des directives concrètes pour encadrer les demandes d’accommodement raisonnable. Ils suggèrent aussi que les employés des institutions publiques et des organismes privés reçoivent une formation adéquate.

Patrimoine religieux québécois

Le projet de loi 62 n’a aucun effet sur le patrimoine culturel religieux du Québec. Ainsi, pas question de décrocher le crucifix dans le Salon bleu de l’Assemblée nationale. La Commission Bouchard-Taylor recommande de retirer ce crucifix au nom de la neutralité de l’État et de la séparation entre l’État et les Églises.

Source: Radio-Canada

Trois périodes de débats

Félix Mathieu distingue trois périodes dans l’évolution récente des débats sur la laïcité au Québec. La première (1994 -2003) coïncide avec l’achèvement du long processus de déconfessionnalisation du système scolaire québécois. «En 1994, la notion de laïcité apparaît pour la première fois dans le programme d’une formation politique au Québec, celui du Parti québécois, et est présentée comme un principe devant guider la déconfessionnalisation. Elle est aussi inscrite dans le projet de constitution d’un Québec souverain que le gouvernement de Jacques Parizeau avait préparé en cas d’une victoire du Oui au référendum de 1995.»

La seconde période (2004-2007) est marquée par le débat sur l’implantation du nouveau programme Éthique et culture religieuse (ECR) dans les écoles primaires et secondaires et par la «crise» des accommodements raisonnables, qui conduit à la mise sur pied de la Commission Bouchard-Taylor. «La laïcité n’est plus uniquement associée à l’éducation. Elle devient une valeur en soi, voire un enjeu de société», note le doctorant.

Durant la troisième période (2008-2014), la Commission Bouchard-Taylor publie son rapport et préconise une laïcité dite ouverte. En 2007, le Parti québécois, avec Pauline Marois à sa tête, propose le projet de loi 195 sur l’identité québécoise, dont l’un des articles définit la laïcité comme une valeur à préserver. Deux ans plus tard, il soumet le projet de loi 39, qui encadre les valeurs fondamentales de la nation québécoise. «Ces deux projets ont préparé le terrain pour le projet de Charte dans lequel la laïcité et l’égalité entre les hommes et les femmes sont associées à des valeurs identitaires, proprement québécoises», souligne Félix Mathieu.

Modèles concurrents

Deux modèles de laïcité – la laïcité républicaine et la laïcité ouverte – s’affrontent au Québec, et ailleurs dans le monde, fondés sur des conceptions différentes du lien social. «Le modèle républicain s’inspire de la tradition française et présente la nation comme une et indivisible, comme étant le foyer rassembleur qui surplombe les attributs identitaires des individus, religieux et culturels notamment, observe le doctorant. Pour les partisans de la laïcité ouverte, cette conception mutile les droits et libertés des individus, lesquels constituent le point de départ pour penser la nation.»

Au Québec, ces deux modèles ont chacun leurs défenseurs chez les intellectuels. «Du côté du modèle républicain, il y a ceux que j’appelle les républicains conservateurs, soit les sociologues Jacques Beauchemin, Mathieu Bock-Côté et Danic Parenteau, ajoute l’étudiant. Du côté de la laïcité ouverte, on trouve les libéraux pluralistes, dont les principaux représentants sont Gérard Bouchard, Charles Taylor, Michel Seymour et Jocelyn Maclure.»

À deux ans d’une nouvelle échéance électorale au Québec, à quoi faut-il s’attendre dans le dossier de la laïcité ? «Si le projet de loi 62 est adopté et si le Parti libéral conserve le pouvoir, ce sera le statu quo, croit Félix Mathieu. Par contre, si le Parti québécois reprend le pouvoir, il est probable qu’il tentera d’appliquer les principales recommandations du rapport Bouchard-Taylor, lesquelles font l’objet d’un consensus assez large au Québec. Jean-François Lisée tentera de maintenir un équilibre en tenant tantôt un discours identitaire, tantôt un discours plus rassembleur.»