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Universitaire en Palestine

Vincent Romani signe un ouvrage sur le monde universitaire palestinien.

Par Claude Gauvreau

3 octobre 2016 à 15 h 10

Mis à jour le 4 octobre 2016 à 11 h 10

Université palestinienne de Bir Zeit, située près de Ramallah, en Cisjordanie. Photo: Université de Bir Zeit

«À l’origine de ma recherche, il y a une énigme, lance Vincent Romani. Comment les chercheurs palestiniens sont-ils parvenus, malgré la colonisation et la répression israéliennes, à développer des savoirs et des universités – on en compte 14 aujourd’hui – qui leur sont propres ? Comment ont-ils pu se former et travailler dans un contexte marqué par l’absence de paix durable, de démocratie et d’État ?» Le professeur du Département de science politique, un spécialiste du monde arabe, répond à ces questions dans un ouvrage paru récemment: Faire des sciences sociales en Palestine. Oppression militaire et mondialisation académique (éditions Karthala).

Son livre est le fruit de plusieurs années de recherches de terrain, menées notamment auprès de sociologues, de politologues, d’historiens et d’anthropologues palestiniens en Cisjordanie et à Gaza entre 2000 et 2005, au moment de la deuxième Intifada. «Mon approche, dit le professeur, était fondée sur l’idée qu’on ne peut pas dire quelque chose de sérieux sur une société sans y vivre soi-même.»

Un mois après son arrivée dans la région, la violence éclate alors que la jeunesse palestinienne se soulève contre l’occupation militaire israélienne. «Pour moi, quitter la Palestine ne représentait pas une option, ni sur le plan scientifique ni sur le plan éthique», souligne Vincent Romani. Ce contexte de guerre lui permet de mieux comprendre les conditions sociales et politiques dans lesquelles vivent les Palestiniens. «J’ai eu la chance d’en sortir vivant, contrairement aux 15 000 Palestiniens qui ont été tués depuis 2001.»

Pourquoi avons-nous été vaincus ?

L’expulsion massive des Palestiniens de leurs terres en 1947 et 1948 (année de la création de l’État d’Israël) force ces derniers à mettre en place des réseaux scientifiques à l’étranger et à parfaire leur formation – doctorale notamment – dans des universités occidentales, en particulier aux États-Unis et en Grande Bretagne.

«Les Palestiniens vivant dans les territoires occupés et en Israël se demandent: Pourquoi avons-nous été vaincus? Que deviendra notre pays? Comment survivre ?», note Vincent Romani. Et le fait que ces questions orientent les premières recherches palestiniennes en sciences sociales n’a rien d’exceptionnel, ajoute-t-il. «Au 19e siècle, les fondateurs des sciences sociales en Occident sont aussi marqués par les bouleversements politiques de leur époque. Émile Durkheim, le père de la sociologie, est un contemporain des guerres entre la France et l’Allemagne et s’intéresse à la question nationale. Max Weber, un autre grand sociologue, est obsédé par la réunification des États germanophones en Europe. C’est parce qu’on oublie notre propre histoire scientifique qu’on peut être tenté de folkloriser celle des autres.»

Les premières universités palestiniennes (6) apparaissent dans les années 1970. «Ces universités n’ont pu émerger avant parce qu’il fallait digérer le choc de 1948, les trois quarts des habitants de la Palestine ayant été expulsés et transformés en  réfugiés, explique le chercheur. Ce n’est qu’à la fin des années 50 et au début des années 60 que les élites intellectuelles palestiniennes commencent à générer leurs propres recherches, souvent à partir de centres d’études situés à l’extérieur des territoires occupés.»

La guerre de 1967, qui donne lieu à l’annexion de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, produit un double effet: unification des territoires palestiniens sous un même pouvoir israélien et fermeture de leurs frontières. «Les Israéliens laissent les Palestiniens bâtir leurs premières universités afin de fixer sur place une jeunesse qui, autrement, risque de grossir les rangs de la résistance palestinienne, basée dans les camps de réfugiés. Les Palestiniens de Cisjordanie entreprennent de former intellectuellement des jeunes de plus en plus nombreux en leur fournissant des outils de survie et de cohésion.»

Processus d’Oslo

En septembre 1993, l’OLP signe avec Israël des accords intérimaires dans le cadre de négociations entreprises à Oslo. Ces accords autorisaient  la création d’une Autorité palestinienne provisoire dans une partie des territoires occupés par Israël depuis1967. Cette période d’autogouvernement intérimaire devait s’étendre jusqu’en 1999, date butoir prévue pour le règlement définitif du conflit israélo-palestinien. «Les cadres de l’OLP en exil vinrent s’installer à Gaza et en Cisjordanie avec l’objectif de former l’ossature d’un futur État palestinien. Ils devançaient ainsi la conclusion d’accords de paix qui n’advinrent pas», écrit Vincent Romani dans son ouvrage.

L’assassinat en 1995 du premier ministre israélien Yitzhak Rabin par un extrémiste religieux, puis l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne et, surtout, la poursuite de la colonisation juive en Cisjordanie et dans la bande de Gaza fragilisent largement les acquis d’Oslo. Excédés par la stagnation du processus de paix, les Palestiniens déclenchent, en 2000, la seconde Intifada.

D’un bouleversement à l’autre

Vingt ans plus tard, en 1987, éclate la première Intifada. «Des étudiants et chercheurs en sciences sociales participent au soulèvement, note Vincent Romani. Israël réagit en fermant les universités pendant quatre ans. Quiconque est surpris avec un ouvrage universitaire sous le bras risque l’emprisonnement.»

Le processus de négociations de paix entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), amorcé au début des années 90 à Oslo (voir encadré), en Norvège, bouleverse de nouveau le paysage académique, entraînant la création de cinq autres universités. Celles-ci sont situées dans des enclaves, auxquelles les étudiants d’un autre territoire peuvent difficilement accéder. «Malgré ce contexte coercitif sur le pan interne, les chercheurs palestiniens en sciences sociales puisent un dynamisme et une légitimité scientifique à l’étranger afin de développer leurs disciplines», souligne le professeur.

Le processus d’Oslo favorise la multiplication des recherches, notamment sur la viabilité d’un futur État palestinien, sur la formation de gestionnaires publics, sur le problème des réfugiés, sur les stratégies diplomatiques, sur les enjeux démographiques et de développement local. «Les agendas de la communauté internationale imposent la notion de développement, observe Vincent Romani. Mais peut-on parler de développement, de progrès social et de libéralisme économique en gardant le silence sur la poursuite de la colonisation des territoires par Israël et sur l’absence de libertés démocratiques ?»

Des instruments d’indépendance

La deuxième Intifada, au début des années 2000, met fin au processus d’Oslo. «Les Israéliens s’attaquent aux ministères, au Bureau palestinien de la statistique, à tout ce qui est perçu comme étant des outils de centralisation et d’intégration de type étatique, explique le professeur. Les Palestiniens continuent, toutefois, de lutter pour l’établissement d’un système scientifique national et centralisé, dans lequel  les sciences sociales sont à la fois instruments et signes d’indépendance nationale.»

L’espace géographique, économique, social et politique palestinien n’a jamais été autant fragmenté et soumis au contrôle de l’occupant israélien, soutient Vincent Romani. «Malgré tout, je vois un dynamisme intellectuel et une force créative extraordinaires sur les campus palestiniens. Les recherches en sciences sociales demeurent un moyen de résilience individuelle et collective pour les professeurs et les étudiants. Elles contribuent à donner un sens à leur existence et permettent de fournir des outils d’intervention directe sur la société.»