Tous les régimes démocratiques font appel aux services d’experts pour définir des politiques publiques et évaluer l’efficacité de réformes mises en place dans différents domaines. Les think tanks font partie de ces groupes d’experts et sont désormais considérés comme des acteurs politiques incontournables. Qui sont-ils et quelle influence exercent-ils auprès des décideurs? Le doctorant en science politique Guillaume Lamy, qui détient une maîtrise en sociologie de l’UQAM, entend répondre à ces questions dans le cadre de sa thèse de doctorat.
«Ces organismes se sont multipliés depuis le milieu des années 80, une époque qui correspond à la fin du consensus économique et social des trente glorieuses (1945-1975), à la crise de l’État-providence et à une technocratisation du processus de prise de décision politique», observe le doctorant. Les think tanks socio-économiques apparus dans les années 80 et 90, de droite pour la plupart, se voulaient un contrepoids face à l’influence exercée par la gauche progressiste au cours des décennies précédentes. «Ils ont mené une guerre idéologique sur les plans social, intellectuel et moral. Et cela a fonctionné.»
En 2014, on comptait 6 800 think tanks dans le monde, dont 2 000 aux États-Unis et autant en Europe. Ils sont près de 200 au Canada et environ une vingtaine au Québec. L’Institut Fraser, le Conference Board du Canada, l’Institut CD Howe et l’Institut économique de Montréal (IEM) figurent parmi les plus connus.
Animateur à Canal Savoir d’une émission sur les essais universitaires, Guillaume Lamy a obtenu la bourse FARE de recrutement au doctorat en science politique pour l’excellence du dossier académique. Il mène sa recherche sous la direction du professeur du Département de science politique Alain-G. Gagnon, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études canadiennes et québécoises. Le doctorant est l’auteur de quelques ouvrages, dont Laïcité et valeurs québécoises. Les sources d’une controverse (Québec-Amérique), qui a été finaliste pour l’édition 2016 du Prix du livre politique de la Présidence de l’Assemblée nationale du Québec.
Des lobbys idéologiques
Certains observateurs présentent les think tanks comme des laboratoires d’idées, d’autres comme des organismes un peu hybrides qui s’apparentent à des centres de recherche et à des groupes de pression. «Juridiquement, ils sont définis comme des organismes de bienfaisance à vocation éducative, note Guillaume Lamy. Ce ne sont pas des groupes de recherche universitaires, ni des groupes politiques, ni des cercles d’intellectuels. Pour ma part, je les définirais plutôt comme des lobbys idéologiques, des regroupements sans but lucratif de chercheurs professionnels qui militent pour la défense d’idées bien précises autour de différents enjeux: le rôle de l’État dans la vie économique, la fiscalité, le libre-échange, les politiques publiques en santé et en éducation, etc.»
Tous les think tanks cherchent à avoir un impact sur les politiques publiques et à influencer les élites en produisant des rapports et en organisant des conférences et des dîners-causeries. Si la plupart sont associés à la droite économique et sociale, il existe aussi des think tanks de gauche. «L’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), par exemple, a été créé au Québec par d’anciens étudiants, entre autres de l’UQAM, pour répliquer au discours tenu par les thinks tanks proches des milieux d’affaires, tels que l’Institut Fraser et l’Institut économique de Montréal», rappelle le jeune chercheur. Pour les fins de sa thèse, Guillaume Lamy établira une cartographie des think tanks installés au Québec et dressera un portrait des clivages idéologiques qui les traversent.
Quelle influence ?
Peut-on mesurer l’influence de ces organismes sur les décideurs et sur l’opinion publique? «J’ai l’intention d’étudier leur rôle au sein des comités parlementaires au Canada et au Québec, où ils sont très actifs, et d’évaluer les réactions favorables ou défavorables qu’ils suscitent. Je vais aussi me pencher sur la place qu’ils occupent dans les réseaux sociaux.»
Chose certaine, les think tanks entretiennent des liens étroits avec la classe politique. «C’est le principe des portes tournantes, dit le doctorant. Il n’est pas rare que des membres de think tanks deviennent ministres ou sous-ministres ou encore que d’anciens ministres siègent aux conseils d’administration de think tanks.» L’Institut Fraser a compté dans ses rangs le fondateur du Reform Party, Preston Manning, et l’ancien premier ministre conservateur de l’Ontario, Mike Harris. «L’ancien président américain Ronald Reagan a lui-même admis un jour qu’il devait plusieurs de ses idées à Heritage Foundation, l’un des think tanks les plus puissants aux États-Unis», souligne Guillaume Lamy.
Depuis les années 90, les think tanks cherchent aussi à convaincre la population du bien-fondé de leurs idées en élaborant diverses stratégies de communication, comme celle des vidéos explicatives. «Aux États-Unis, l’Institut Cato, un think tank libertarien, a produit récemment une vidéo virale qui recense tous les défauts et erreurs d’Hillary Clinton afin de ternir son image auprès de l’électorat féminin.»
Les think tanks collaborent également avec les médias, qui les perçoivent comme des sources importantes d’information et d’opinion. «L’Institut Fraser a créé avec le magazine L’Actualité le Palmarès des écoles secondaires, dont ont profité les écoles privées. Il a aussi mis sur pied la Journée d’affranchissement de l’impôt.» Friands de controverses, les médias invitent fréquemment des représentants de think tanks aux positions diamétralement opposées à venir débattre sur des plateaux de télévision, laissant au public le soin de juger qui a raison dans ces dialogues de sourds. «Aux États-Unis, dit le doctorant, on a créé des think tanks pour démontrer que le réchauffement climatique n’existe pas. Leurs membres ont tout lu sur la question et les journalistes les convient à débattre avec des climatologues.»
Des recherches orientées
Les think tanks, aussi appelés par certains Advocacy tanks, soulèvent d’importantes questions relatives à l’indépendance et à la neutralité de la recherche.
«Les membres des think tanks, peu importe leur orientation idéologique, sont des avocats, affirme Guillaume Lamy. Ils ne font pas de la science. Ils publient des rapports commandités par divers organismes privés ou publics et établissent leurs conclusions avant même d’avoir terminé la recherche. En science, on ne connaît pas d’avance les conclusions d’une recherche. D’ailleurs, les think tanks utilisent rarement le mot “étude” pour désigner leurs travaux, préférant employer les termes “rapport”, “notes économiques” ou “notes critiques”. Cela ne les empêche pas d’avoir de la crédibilité… auprès de gens qui pensent comme eux !»
Parallèlement à ses recherches, le doctorant poursuivra son travail d’animateur à Canal Savoir. «Cet automne, j’animerai, pour une septième saison, la série Publications universitaires et, au printemps 2017, j’aurai le plaisir d’animer une nouvelle série consacrée à des débats entre chercheurs, intitulée Face à face.» Entre temps, Canal Savoir présentera l’hiver prochain une autre série basée sur des entrevues que Guillaume Lamy a réalisées avec des chercheurs ayant participé au dernier congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), tenu à l’UQAM et à l’Université de Montréal l’été dernier.