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Des femmes sans pages

Un marathon d’édition vise à accroître la présence des femmes sur Wikipédia.

Par Claude Gauvreau

6 mars 2017 à 10 h 03

Mis à jour le 6 mars 2017 à 16 h 03

Éditathon 2016 organisé à Paris par Lafayette Anticipation. Photo: Vinciane Lebrun-Verguethen/voyez-vous

Politique, travail, culture, technologies… Le combat pour l’égalité hommes-femmes doit être mené dans toutes les sphères de la société. Et aussi sur Wikipédia. Actuellement, moins de 17 % des pages biographiques de l’encyclopédie collaborative – tant francophones (16,1 %) qu’anglophones  (16,8 %) – sont consacrées à des femmes.

À l’occasion de la Journée internationale des femmes, le Réseau québécois en études féministes (RéQEF) et le Service des bibliothèques de l’UQAM organisent, le 8 mars prochain, une journée contributive Wikipédia Art + Féminisme pour améliorer la représentation des femmes sur le sixième site web le plus consulté au monde. L’activité se déroulera au Pavillon Thérèse- Casgrain (local W-1011), entre 12h et 18h.

Des marathons d’édition Art + Féminisme se sont aussi déroulés à Lausanne, à Genève et à Paris, les 4 et 5 mars derniers. À Montréal, l’objectif est d’augmenter la présence sur Wikipédia de Québécoises issues du monde des arts: cinéma, arts visuels, littérature, musique, danse, théâtre, design. «Il s’agit de bonifier les pages biographiques existantes ou d’en créer de nouvelles, souligne la coordonnatrice du RéQEF Sandrine Ricci, également chargée de cours et doctorante en sociologie. Après avoir sondé les membres du RéQEF, nous avons établi une liste de suggestions de pages à créer. Les participantes et participants pourront soumettre d’autres propositions.»

L’activité est gratuite et un service de garde sera offert sur place. On recommande aux personnes intéressées d’apporter leurs ordinateurs, mais des prêts seront également possibles en contactant Lucie Séguin, de la bibliothèque des arts. «L’après-midi débutera avec une brève allocution de l’historienne de l’art Amber Berson, coordonnatrice des initiatives Art + Féminisme au Canada, note Sandrine Ricci. Suivra une formation technique sur la culture éditoriale de Wikipédia et sur la façon d’y contribuer. Des personnes ressources seront présentes pour aider les participantes et participants.»

Fossé entre les genres

Les notices consacrées aux femmes sur Wikipédia sont non seulement peu nombreuses, elles sont aussi peu visibles et sous-documentées. En avril 2014, la journaliste Amanda Filipacchi relevait dans un article du New York Times que des auteures comme Anne Rice, Amy Tan et Donna Tartt avaient été retirées de la page consacrée aux écrivains américains pour figurer dans la sous-catégorie des auteurs féminins. En décembre dernier, le quotidien britannique The Guardian rappelait que la page Wikipedia de Margaret E. Knight, une inventrice prolifique célèbre du 19e siècle (on lui doit plusieurs inventions, dont une machine pour coller les sacs de papier), ne comptait que 500 mots, contre 8 500 pour celle de Thomas Edison. «On trouve sur Wikipédia une page en anglais sur des actrices de productions pornographiques, soignée et méticuleusement référencée, qui a été bonifiée plus de 2 500 fois par plus de 1 000 contributeurs. Par contre, la page sur les femmes poètes est complètement désorganisée et sans références», observe la coordonnatrice du RéQEF.

Seulement 15 % des collaborateurs de Wikipédia sont des femmes.

Ces déséquilibres ne sont pas étonnants quand on sait que seulement 15 % des collaborateurs de Wikipédia sont des femmes, que le profil  type du Wikipédien est celui d’un homme blanc, occidental, âgé entre 18 et 49 ans.

Selon Sandrine Ricci, plusieurs facteurs expliquent les écarts de genre (gender gap) dans l’encyclopédie virtuelle. «Comme ce sont encore les femmes qui contribuent le plus aux tâches ménagères et à l’organisation de la sphère domestique, elles ont peu de temps libre pour collaborer à Wikipédia. La littérature scientifique souligne aussi que le monde technologique et informatique demeure une chasse-gardée masculine, que les femmes manquent de confiance en elles et hésitent à se poser en expertes.» En outre, les conflits, le langage agressant et les commentaires misogynes, qui ont parfois cours sur Wikipédia, peuvent en décourager plus d’une.

Un projet de recherche

Avec sa collègue Francine Descarries, professeure au Département de sociologie et directrice scientifique du RéQEF, Sandrine Ricci a amorcé un projet de recherche sur les rapports de sexe, les écarts de genre et la sous-représentation des femmes et des féministes dans Wikipédia. «Le projet a suscité beaucoup d’enthousiasme chez les membres du RéQEF, dit la chargée de cours. La professeure du Département de linguistique Élisabeth Allyn Smith, qui encourage ses étudiantes à collaborer à Wikipédia, a aussi manifesté son intérêt.»

Le projet comporte deux dimensions. D’abord, documenter le fossé entre les genres sur Wikipédia, puis alimenter l’encyclopédie en lui ajoutant des pages féministes. «On ne peut plus se contenter de mobiliser les connaissances uniquement au moyen de revues savantes et dire aux étudiantes et étudiants de ne pas consulter Wikipédia, soutient Sandrine Ricci. Longtemps dénigrée par les universitaires, Wikipédia est devenue une référence incontournable, au même titre qu’une encyclopédie classique. Des millions de visiteurs la consultent chaque mois: 9 milliards de pages vues en anglais, 850 millions de pages vues en français.»

La chargée de cours souhaite outiller les étudiantes pour qu’elles contribuent à améliorer la qualité des pages sur les études féministes. «Une fois que l’on a créé un compte, il est assez simple de modifier des pages ou des fiches, à la condition que l’on s’appuie sur des sources fiables, dit Sandrine Ricci. De plus en plus d’initiatives émergent du monde universitaire pour bonifier les pages de Wikipédia. L’Acfas a d’ailleurs développé des projets dans ce sens et Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BaNQ) a organisé des formations sur l’utilisation de l’encyclopédie virtuelle.»

La culture de Wikipédia est complètement différente de celle du monde académique, souligne la chargée de cours. «Le site est géré par la communauté des wikipédiens et la dynamique y est horizontale, décentralisée et moins méritocratique.»

Renverser la vapeur

L’encyclopédie en ligne reconnaît le problème de la sous-représentation des femmes. Elle y consacre d’ailleurs une page, intitulée Wikipedia gender bias. «Il existe un mouvement au sein même de l’encyclopédie pour combler les écarts de genre», note Sandrine Ricci.

L’économiste française Natacha Rault a créé récemment l’Association Les sans pagEs en Suisse. Ce collectif helvète, inspiré par le projet anglophone Women in Red avec lequel il collabore, a organisé des événements pour redonner le pouvoir aux femmes sur Wikipédia, en formant les participantes et participants aux règles du site, de manière à ce qu’ils puissent éditer de nouvelles fiches biographiques sur des femmes. En collaboration avec les Wikimédia suisse et américain, Les sans pagEs ont créé les fiches de 160 femmes helvètes dans l’encyclopédie en ligne.

Pour l’instant, d’autres femmes n’ont sur Wikipédia qu’une ligne rouge sous leur nom: la couleur des choses à faire. La liste de leurs noms est une incitation à combler le gender gap, en créant les pages manquantes et en faisant passer leur identité du rouge au bleu, soit la couleur qui désigne sur Wikipédia les missions accomplies.

La Faculté des sciences soulignera également la Journée internationale des femmes en conviant la communauté universitaire et le grand public à un après-midi d’échanges et de conférences, le mardi 7 mars au pavillon Président-Kennedy (PK-1140), de 12 h 15 à 16 h.