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L’héritage de Lénine

Un siècle plus tard, que reste-t-il de la révolution d’Octobre 1917 en Russie et ailleurs dans le monde ?

Par Pierre-Etienne Caza

7 novembre 2017 à 14 h 11

Mis à jour le 22 décembre 2017 à 10 h 12

Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, lors d’un discours sur la place Rouge de Moscou, en mai 1919.

Les jeunes cégépiens qui s’inscrivent à l’UQAM n’ont pas connu l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), dissoute en 1991. Pour eux, la Russie a toujours été dirigée par Vladimir Poutine. Lénine, Trotski, Staline, Khrouchtchev, Brejnev, Gorbatchev et Eltsine font partie de l’histoire ancienne… mais quelle histoire! «La révolution d’Octobre 1917 fut sans doute l’événement qui a le plus durablement marqué le 20e siècle, affirme Yann Breault, chargé de cours au Département de science politique. Bien sûr, l’URSS et ses alliés ont échoué à internationaliser la révolution, mais tout au long de la guerre froide, l’alternative soviétique et les gouvernements qui s’en sont inspirés un peu partout sur la planète ont suscité de profondes oppositions politiques, économiques et sociales. Encore aujourd’hui, l’influence du passé révolutionnaire soviétique se fait toujours sentir, notamment au Vietnam, en Corée du Nord, à Cuba ainsi qu’en Chine.»

Afin de souligner le 100e anniversaire de cette révolution, l’Observatoire de l’Eurasie du Centre d’étude sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) organise un colloque interdisciplinaire intitulé «La Grande Révolution d’Octobre, 100 ans plus tard: qu’en reste-t-il en Russie et dans le monde?», qui aura lieu les 14 et 15 novembre au Cœur des sciences.

Yann Breault invite le public à participer en grand nombre. «Il ne s’agit pas d’un colloque visant à faire avancer une programmation de recherche très pointue, mais plutôt de deux journées de réflexion au cours desquelles nous souhaitons discuter des différentes interprétations des événements historiques comme tels, puis des répercussions de ceux-ci ailleurs dans le monde, au passé comme au présent.» Le chargé de cours a été épaulé dans l’organisation de ce colloque par le professeur émérite Jacques Lévesque, avec lequel il codirige l’Observatoire de l’Eurasie, par le professeur David Mendel, du Département de science politique, ainsi que par les professeurs Jean Lévesque et Olga Alexeeva, du Département d’histoire.

Le paradoxe de la révolution

La révolution d’Octobre 1917 fut davantage un jeu de coulisses politiques qu’une lutte armée. Le Tsar avait abdiqué quelques mois auparavant et un gouvernement provisoire était en place. À la tête des bolchéviques, Lénine décide qu’il faut renverser le gouvernement provisoire pour que les soviets – ces regroupements d’ouvriers, de paysans et de soldats acquis aux idées progressistes – puissent diriger le pays. Dans la nuit du 24 au 25 octobre, les gardes rouges (la police civile contrôlée par les bolchéviques et qui deviendra la base de l’Armée rouge) prennent le Palais d’hiver de Pétrograd (Saint-Pétersbourg) sans grande résistance, car plusieurs membres du gouvernement provisoire l’avaient déjà abandonné. Les luttes intestines qui s’ensuivent avec les monarchistes, qui souhaitent le retour du régime tsariste, mais aussi avec les nombreuses autres factions idéologiques qui rivalisent pour le pouvoir – mencheviks,  socialistes-révolutionnaires et anarchistes, entre autres – mènent à une guerre civile qui durera jusqu’en 1923. Les bolchéviques en sortent victorieux, mais l’utilisation de la répression politique devient systématique, surtout sous l’influence de Joseph Staline, secrétaire général du Comité central du Parti communiste dès 1922.

«Le léninisme est l’expression la plus forte d’un volontarisme qui croit l’humain capable de changer le cours de l’histoire. Cette idée résonne encore aujourd’hui, en cette époque cynique où on a parfois l’impression d’être impuissant devant l’accroissement des inégalités.»

Yann  Breault

Chargé de cours au Département de science politique et codirecteur de l’Observatoire de l’Eurasie

Le paradoxe de cette révolution – des idées progressistes qui ont mené ultimement à une violence inouïe et à des années de terreur et de régime antidémocratique – sera en filigrane du colloque, reconnaît Yann Breault. «C’est un jeu d’équilibriste: ce n’est pas facile de revenir aux textes et aux idées, dont plusieurs paraissent encore valables de nos jours, sans donner l’impression qu’on banalise ou qu’on minimise les millions de morts du régime soviétique.» Les spécialistes invités, assure-t-il, ne partagent pas tous les mêmes points de vue, ce qui rendra l’événement d’autant plus intéressant.

«Les bolchéviques ont été les premiers à considérer les Autochtones comme des citoyens de plein droit et à vouloir élever leurs langues au statut de langues littéraires, illustre le chargé de cours. Ils ont été les premiers à inclure les femmes en politique – une proche collaboratrice de Lénine, Alexandra Kollontaï, fut d’ailleurs la première femme de l’histoire contemporaine à être membre d’un gouvernement et l’une des premières ambassadrices dans un pays étranger.»

L’ex-Empire

La première journée du colloque sera consacrée à la révolution d’Octobre et à sa trajectoire dans l’ex-Empire. L’allocution d’ouverture, prononcée par Jacques Lévesque, portera sur «la fortune historique du léninisme». «Il s’agit à mon sens du plus grand héritage de la révolution d’Octobre, affirme Yann Breault. Le léninisme est l’expression la plus forte d’un volontarisme qui croit l’humain capable de changer le cours de l’histoire. Cette idée résonne encore aujourd’hui, en cette époque cynique où on a parfois l’impression d’être impuissant devant l’accroissement des inégalités.»

Les panélistes ne pourront sans doute pas faire l’économie de réflexions sur la légitimité du recours à la violence dans l’action politique. «C’est un champ idéologique polarisé, insiste Yann Breault. Les trotskystes minimisent l’importance du recours à la violence et estiment que tout était positif jusqu’à ce que Staline arrive au pouvoir, alors que d’autres croient que les germes du mal et de l’autoritarisme étaient présents dès les premiers soubresauts de la Révolution.»

«Malgré plusieurs promesses de s’en défaire, le mausolée de Lénine occupe à ce jour un espace plus que symbolique sur la place Rouge de Moscou, et le Parti communiste forme encore la principale force d’opposition au parti Russie Unie de Vladimir Poutine.»

La mémoire de la Grande Révolution est-elle encore vivante en Russie? «Malgré plusieurs promesses de s’en défaire, le mausolée de Lénine occupe à ce jour un espace plus que symbolique sur la place Rouge de Moscou, et le Parti communiste forme encore la principale force d’opposition au parti Russie Unie de Vladimir Poutine, souligne Yann Breault. Les fantômes de la révolution pourraient-ils revenir ébranler ce pouvoir sous lequel s’est creusé un fossé gigantesque entre les oligarques et les travailleurs? Voilà une question intéressante…»

Un documentaire dérangeant

Grâce à une contribution de la Chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa, les participants pourront voir le documentaire Lénine, une autre histoire de la révolution russe, du réalisateur Cédric Tourbe. «Je crois que cela va déranger les gens plus à gauche, car ils y verront une tentative de minimiser le génie de Lénine en montrant qu’il s’agit en fait d’un opportuniste qui a profité d’une conjoncture d’événements. Cédric Tourbe veut casser la représentation mythique du personnage propagé par le cinéma soviétique.»

Ioulia Shukan, maître de conférences en études slaves à l’Université Paris Ouest–Nanterre La Défense, ainsi que Jean Lévesque, du Département d’histoire, commenteront le film avant d’en discuter avec le réalisateur.

L’Amérique latine et l’Asie

Après une allocution d’ouverture prononcée par le professeur du Département de science politique Julian Durazo, l’avant-midi de la deuxième journée sera consacré au marxisme-léninisme en Amérique latine. Un des panels portera sur les femmes et les révolutions. «La polarisation sociale et les luttes furent importantes en Amérique latine, rappelle Yann Breault. Avec la chute de l’URSS, la gauche latino-américaine s’est réinventée. On observe encore une parenté idéologique entre certains groupes révolutionnaires d’Amérique latine et certaines idées défendues par les bolchéviques en 1917, comme la nationalisation des entreprises et la redistribution des terres, mais aussi le principe de l’égalité homme-femme et parfois le droit à l’avortement.»

En après-midi, le professeur Christopher Goscha, du Département d’histoire, prononcera l’allocution d’ouverture de la partie du colloque consacrée à l’héritage de la Révolution en Asie. «Le cas de la Chine est fascinant, souligne Yann Breault. Ce pays a développé un modèle de développement où le politique et l’économique sont imbriqués l’un dans l’autre. On parle dorénavant de socialisme chinois et cela fonctionne en termes de croissance économique. Verrons-nous réapparaître sous de nouvelles formes des idéologies socialistes vantant ce modèle et voulant répondre aux critiques du néolibéralisme? Est-ce un meilleur système pour autant ou simplement un paravent pour un régime autoritaire?»

La révolution et Poutine

«Ceux qui ne regrettent pas l’URSS n’ont pas de cœur, ceux qui voudraient la faire renaître n’ont pas de tête», a déjà affirmé Vladimir Poutine. Le président russe a été habile dans sa façon de se positionner par rapport à la révolution d’Octobre 1917, analyse Yann Breault. «Il se réclame de la continuité de l’Empire de Russie, mais comme il sait que la population continue à apprécier Lénine – et que du reste la rhétorique anti-impéraliste de l’époque soviétique colle encore face à la critique de l’hégémonie américaine –, il a réhabilité certaines figures soviétiques marquantes. En fait, il a voulu reconstruire la continuité historique pour permettre aux Russes de se réconcilier avec leur histoire… tout en mettant les citoyens en garde contre les risques liés à la déstabilisation sociale. À cet égard, on est loin de Lénine!»