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Fidèles en été, infidèles en hiver

Chez les caribous forestiers, la fidélité au territoire change au gré des saisons.

Par Pierre-Etienne Caza

7 mars 2017 à 9 h 03

Mis à jour le 7 mars 2017 à 11 h 03

Des caribous forestiers en déplacement dans le Nord-Ouest du Québec.Photo: Louis Jourdain, MFFP.

Espèce vulnérable au Québec et en péril au Canada, le caribou forestier, ou caribou des bois, souffre des perturbations environnementales – principalement l’aménagement forestier et les feux de forêt – qui avantagent ses prédateurs. «La principale préoccupation d’un caribou forestier est d’éviter d’être mangé par un prédateur, souligne avec humour Pierre Drapeau, professeur au Département des sciences biologiques et directeur du Centre d’étude de la forêt. Les tactiques anti-prédatrices passent souvent par la façon de se déplacer sur un territoire. C’est le jeu du chat et de la souris!» Pour assurer leur survie et celle de leurs faons, les caribous changent donc de territoire – ou non – au gré des saisons, de la disponibilité de la nourriture et des risques de prédation. La stratégie fonctionne-t-elle? C’est qu’a voulu savoir une équipe de chercheurs issus de l’UQAR, de l’UQAM et de l’Université Laval.

Selon les données du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), il y aurait environ 6700 caribous forestiers sur le territoire québécois, répartis en hardes dans une bande de forêt boréale d’environ 500 kilomètres située entre le 49e et le 55e parallèle de latitude nord. Les hardes vivent sur un territoire que l’on désigne comme étant leur domaine vital, lequel peut varier de 30 à 1500 kilomètres carrés selon les individus et les populations. «La fidélité au domaine vital est un comportement d’utilisation de l’espace considéré comme étant avantageux pour la survie et le succès reproducteur des individus», explique Pierre Drapeau.

Le candidat à la maîtrise Alexandre Lafontaine, inscrit à l’UQAR, a suivi 127 femelles caribou et 33 faons à l’aide de colliers GPS posés par les agents du MFFP, pour ensuite analyser leurs déplacements et compiler leur taux de survie. «Nous savions que les femelles caribou utilisaient la stratégie consistant à changer de domaine vital selon la saison, mais la valeur adaptative de ce comportement n’avait jamais été démontrée», précise Pierre Drapeau, codirecteur de recherche de l’étudiant et l’un des cosignataires de l’article faisant état des résultats de cette étude, parue dans le Journal of Animal Ecology – les autres signataires sont les professeurs Martin-Hugues St-Laurent, de l’UQAR, et Daniel Fortin, de l’Université Laval.

«Les faons dont les mères sont fidèles à leur site de mise bas d’une année à l’autre présentent un meilleur taux de survie, tandis que les femelles qui sont infidèles quant à leurs aires d’hiver – qui changent d’endroit d’un hiver à l’autre – survivent davantage que celles qui retournent aux mêmes endroits, révèle Pierre Drapeau. Les tactiques de fidélité peuvent donc être alternatives selon les saisons.»

«Changer de domaine vital d’une année à l’autre durant la saison hivernale s’avère une bonne stratégie pour les caribous.»

Pierre Drapeau

Professeur au Département des sciences biologiques et directeur du Centre d’étude de la forêt

Ces résultats tiennent en grande partie aux différents prédateurs qui s’attaquent aux caribous. Lors de la mise bas, en été, les femelles caribou élisent domicile dans des peuplements jeunes et ouverts et dans les tourbières. «Les jeunes faons y sont attaqués par l’ours noir, un prédateur opportuniste, qui chasse de manière aléatoire et qui n’apprend pas quelles sont les meilleures localisations d’une année à l’autre», rapporte le directeur du CEF. En hiver, les femelles caribou se regroupent dans des secteurs matures de la forêt, où elles profitent d’un certain abri, et mangent du lichen terrestre. Ce comportement grégaire augmente toutefois les risques de prédation, car les hardes sont attaquées par des loups, qui connaissent les emplacements préférés des caribous. «Changer de domaine vital d’une année à l’autre durant la saison hivernale s’avère donc une bonne stratégie pour les caribous», souligne-t-il.

L’aménagement forestier en cause

Les chercheurs notent toutefois que cette stratégie d’infidélité hivernale pourrait être rendue caduque par les perturbations liées aux feux de forêt et aux coupes forestières. «Plus on coupe la forêt, moins les caribous auront de quartiers d’hiver pour s’abriter et ils devront retourner à leurs endroits habituels, ce qui facilitera la tâche des loups», explique Pierre Drapeau.

Un faon avec un collier émetteur posé par le MFFP.
Photo: Dominic Grenier, MFFP.

Dans le cas des aires d’été, on pourrait se retrouver avec une situation de trappe écologique, prévient le chercheur. «Plus il y a des transformations autour de ces aires, plus il y a de circulation et même les prédateurs opportunistes, comme l’ours noir, finissent par tomber rapidement sur des hardes de caribous.»

Les populations de caribous risquent donc de décliner avec l’aménagement forestier, lequel augmente la pression de prédation. «Les routes et les chemins ouverts par l’industrie forestière sont empruntés par les prédateurs, poursuit Pierre Drapeau. On leur offre une voie royale pour faciliter leurs déplacements! Même si les caribous se déplaçaient dans des zones qui n’ont pas encore été atteintes par les coupes forestières, il suffit que celles-ci soient entourées de chemins pour faciliter la tâche à leurs prédateurs.»

Des coupes qui font mal

Le Centre d’étude de la forêt (CEF) compte plus de 70 chercheurs provenant de 11 universités, ainsi que plus de 400 étudiants aux cycles supérieurs. «Nous sommes des partenaires privilégiés du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), car nous lui fournissons des données validées scientifiquement. Les subventions de recherche nous permettent également de former des étudiants sur le terrain», affirme Pierre Drapeau.

Or, depuis deux ans, le gouvernement a coupé les fonds au Programme de recherche en partenariat sur l’aménagement et l’environnement forestiers, qui était offert conjointement par le Fonds de recherche du Québec – Nature et technologies et le ministère Énergie et Ressources naturelles. «En fait, presque tous les programmes de financement de la science en forêt ont été amputés, même dans les régions forestières du côté des chaires industrielles. C’est problématique à la fois pour la gestion du territoire, pour la protection de la faune et pour la formation de nos étudiants, qui veulent poursuivre leurs recherches sur le terrain», déplore le directeur du CEF.

Un seuil critique

Pierre Drapeau, son collègue Martin-Hugues St-Laurent (UQAR) et d’autres chercheurs, dont certains du MFFP, sont cosignataires d’une autre étude parue récemment dans Biodiversity Conservation et portant sur la réponse démographique des caribous des populations du Nord du Québec aux perturbations cumulatives. «Dans le cadre de l’évaluation de l’habitat essentiel d’une espèce en péril, Environnement Canada avait publié en 2011 une analyse pancanadienne sur les liens entre le niveau de perturbation de l’environnement et les populations de caribous, explique Pierre Drapeau. Selon cette étude, si 35% ou plus d’un territoire présente des perturbations (coupes récentes, feux de forêt, etc.), la population de caribous risque de ne plus être autosuffisante et de décliner.» Or, selon le Plan de rétablissement du caribou forestier au Québec 2013-2023, le taux de perturbation de la forêt québécoise serait supérieur au seuil critique, et plusieurs des populations de caribous forestiers seraient à risque.

«La protection et la restauration d’une quantité suffisante d’aires forestières, notamment en condamnant certaines routes ou chemins forestiers, est essentielle pour le rétablissement de la population de caribous.»

Plusieurs détracteurs ont contesté ces résultats, autant dans l’industrie forestière que dans certains médias régionaux, qui craignent que le plan de rétablissement des caribous ne menace les emplois dans le secteur forestier. Certains commentateurs ont affirmé, sans données probantes, qu’étant établie sur l’ensemble du Canada, la relation entre l’autosuffisance d’une population de caribous et les perturbations cumulatives ne reflétait possiblement pas la situation des populations du Québec. «Or, notre recherche confirme que le modèle d’Environnement Canada tient la route avec les populations du Nord du Québec et que nos populations ne sont pas à l’abri des perturbations cumulatives, dit le professeur. Nous avons même montré que le seuil critique pouvait se situer en-deçà de 35 % dans les populations où le taux de survie des femelles et/ou le ratio entre mâles et femelles est déficient. La protection et la restauration d’une quantité suffisante d’aires forestières, notamment en condamnant certaines routes ou chemins forestiers, est essentielle pour le rétablissement de la population de caribous.»