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Partenariat fructueux avec Ubisoft

Deux chercheurs ont eu accès aux mégadonnées de l’entreprise de jeux vidéo afin de mener des études sur le comportement des joueurs.

Par Pierre-Etienne Caza

23 mai 2017 à 14 h 05

Mis à jour le 23 mai 2017 à 14 h 05

Le jeu For Honor a été lancé en février dernier par Ubisoft.Image fournie par Ubisoft

Deux professeurs de l’UQAM, Maude Bonenfant et Julien Mercier, mènent actuellement des projets de recherche en partenariat avec Ubisoft, à la suite d’une démarche entreprise il y a presque deux ans par le Service des partenariats et du soutien à l’innovation (SePSI). «Nous avons rencontré le personnel scientifique d’Ubisoft afin de connaître leurs besoins en matière de soutien à la recherche, explique Caroline Roger, directrice du SePSI. Rapidement, une thématique a émergé: l’engagement du joueur.»

Au cours des mois suivants, le SePSI a soumis à Ubisoft une vingtaine de projets de recherche menés par des chercheurs de l’UQAM susceptibles d’intéresser l’entreprise. «Dans un premier temps, quatre projets ont été retenus, rapporte Julie Médam, agente de recherche et de planification au SePSI. Nous avons organisé une visite des laboratoires de recherche afin que les responsables d’Ubisoft puissent rencontrer les professeurs et les étudiants impliqués dans ces projets.» Ubisoft a sélectionné deux projets.

Maude Bonenfant et Julien Mercier ont élaboré leur projet respectif en collaboration avec leurs partenaires d’Ubisoft. «Nous avons identifié des sources de financement et soutenu nos deux chercheurs tout au long du processus menant à la signature d’une entente partenariale en bonne et due forme», souligne Caroline Roger. Travailler avec un géant de l’industrie du jeu vidéo comme Ubisoft, on s’en doute, comporte quelques clauses de confidentialité. Mais le jeu en vaut la chandelle !

La naissance d’une communauté

Le projet mené par Maude Bonenfant vise à documenter l’émergence, puis l’évolution de la communauté qui s’est forgée autour du jeu à succès For Honor, mis en marché par Ubisoft en février dernier. La professeure du Département de communication sociale et publique a l’habitude des recherches sur les jeux vidéo, mais, pour la première fois de sa carrière, elle a accès aux données «en jeu», c’est-à-dire aux mégadonnées amassées par Ubisoft depuis l’annonce de la création du jeu, il y a environ deux ans. «Très peu d’études ont documenté la naissance d’une communauté de joueurs en ayant accès aux données fournies par les développeurs, précise-t-elle. C’est une véritable mine d’or!»

Maude BonenfantPhoto: Émilie Tournevache

Maude Bonenfant s’intéresse aux processus de socialisation observables au sein de la communauté de joueurs de For Honor. «Je m’intéresse plus particulièrement aux joueurs experts et à ceux qui s’investissent le plus dans le jeu, car ils ont beaucoup d’influence au sein de la communauté. Ce sont eux, par exemple, qui imposent une manière de jouer et une manière d’être aux nouveaux joueurs, explique-t-elle. Ils influencent donc le développement du jeu et l’état d’esprit de la communauté.» Toutes ces observations lui permettront de caractériser la culture – accueillante? créative? toxique? – qui se développe autour de For Honor.

Les étudiants aux cycles supérieurs Patrick Deslauriers (doctorat en communication) et Issam Heddad (maîtrise en communication, concentration en jeux vidéo et ludification) travaillent pour ce projet au sein de La Forge, un espace collaboratif créé dans les bureaux montréalais d’Ubisoft, où employés de la boîte et universitaires partagent leurs savoirs. Les deux étudiants bénéficient d’une bourse Mitacs.

«Très peu d’études ont documenté la naissance d’une communauté de joueurs en ayant accès aux données fournies par les développeurs. C’est une véritable mine d’or!»

Maude Bonenfant

Professeure au Département de communication sociale et publique

La collecte de données est terminée et les chercheurs en sont maintenant à les analyser, en prenant soin de les croiser avec d’autres observations recueillies à l’extérieur du jeu, dans des lieux de socialisation comme le forum officiel de For Honor, mais aussi sur des plateformes web comme Twitch ou Reddit.

Image fournie par Ubisoft

Le candidat à la maîtrise Jean-Nicolas Bédard participe au projet en menant des entretiens semi-dirigés avec quelques joueurs experts. Les mégadonnées fournissent des informations cruciales, mais elles sont décontextualisées et traitées à l’aide d’algorithmes, explique la professeure. Or, une analyse fine nécessite des éléments de contexte. «Nous avons besoin des sciences sociales et de leurs méthodes qualitatives», affirme Maude Bonenfant, qui souhaite développer une méthodologie permettant justement de conserver le maximum d’informations contextuelles afin de limiter les erreurs interprétatives liées à l’analyse des mégadonnées.

Les retombées de ce projet profitent aux deux parties. Maude Bonenfant a l’occasion de poursuivre ses recherches sur les communautés de joueurs en ayant accès à des données en jeu autrement inaccessibles, tandis qu’Ubisoft se dote d’outils afin de mieux comprendre les joueurs et de mieux cerner la communauté de For Honor.

Réactions en temps réel

Que se passe-t-il aux niveaux émotionnel et cognitif lorsqu’un joueur expérimente pour la première fois un nouveau jeu? Comment en apprend-t-il les rouages? C’est ce qu’a souhaité découvrir Julien Mercier en s’associant à Ubisoft. L’entreprise a recruté 35 participants qui se sont prêtés au jeu – c’est le cas de le dire! – dans les locaux du Laboratoire de neurosciences éducationnelles (NeuroLab). Chaque joueur a accepté d’être scruté à la loupe durant 90 minutes tandis qu’il se familiarisait avec Far Cry Primal, un jeu lancé en février 2016. «Les participants n’avaient jamais joué à un jeu de ce type – l’action se déroule à l’âge de pierre et les joueurs doivent repousser les prédateurs et les tribus ennemies», précise le professeur du Département d’éducation et formation spécialisées.

Julien MercierPhoto: Émilie Tournevache

À la fin de la séance, chaque joueur a répondu à un questionnaire visant à évaluer ses impressions et son appréciation du jeu. Des mesures objectives ont été obtenues à l’aide des appareils ultrasophistiqués du NeuroLab. «Nous avons récolté de l’information en continu, notamment à l’aide d’un suivi oculaire, précise le chercheur. Cela nous permet de voir où les yeux se portent sur l’écran. Dans le jeu, des messages apparaissent pour informer le joueur sur la mécanique et les options qui s’offrent à lui. Ces messages dérangent-ils le joueur? C’est le genre de questions auxquelles nous pourrons répondre en analysant nos résultats.»

Un capteur placé sur la main gauche des participants mesurait l’activité électrodermale, qui sert à analyser le niveau de stress. «Nous filmions également le visage du joueur en gros plan. Toutes ses réactions, volontaires et involontaires, ont été analysées par un logiciel capable de reconnaître les expressions faciales liées aux émotions telles que la peur, la surprise, le dégoût, la colère, la tristesse et la joie.»

«La beauté de cette entente est qu’Ubisoft nous fournit les données “en jeu”à la seconde près. Nous pouvons donc croiser nos données avec les leurs en temps réel et ainsi analyser finement les réactions émotives et cognitives des joueurs selon ce qui se déroule dans le jeu.»

Julien Mercier

Professeur au Département d’éducation et formation spécialisées

Chaque participant a accepté de porter un casque d’encéphalographie pendant la séance. «Le rayonnement électrique du cerveau parvient à la surface du crâne et émet un signal qui varie en amplitude et en fréquence, explique Julien Mercier. À l’aide de savants calculs dont la validité a été maintes fois démontrée, nous pouvons déduire l’engagement du joueur – l’attention qu’il porte au jeu – et la charge cognitive qu’il y investit ou, si vous préférez, l’effort mental qu’il déploie.»

La collecte de données a été effectuée par Julien Mercier, assisté des étudiants aux cycles supérieurs Mélanie Bédard et Dominique Lague, Dominique Gibeau, Ariane Paradis et Anthony Hosein Poitras Loewen. Le postdoctorant Babak Khosravifar bénéficie d’un stage Mitacs et travaille présentement à La Forge afin d’analyser les données. «La beauté de cette entente est qu’Ubisoft nous fournit les données “en jeu” à la seconde près, précise Julien Mercier. Nous pouvons donc croiser nos données avec les leurs en temps réel et ainsi analyser finement les réactions émotives et cognitives des joueurs selon ce qui se déroule dans le jeu.» L’entreprise Ubisoft sera ravie d’utiliser les résultats de cette étude dans l’élaboration de ses prochains jeux, ajoute le chercheur.

Une approche proactive

Cette entente avec Ubisoft constitue un projet pilote pour le SePSI. «Nous avons développé récemment cette approche consistant à aborder les entreprises afin de connaître leurs besoins pour ensuite les mettre en contact avec nos chercheurs, note Caroline Roger. C’est une façon de procéder utilisée depuis longtemps par le Service aux collectivités avec les milieux communautaires et nous croyons qu’elle peut être bénéfique pour les relations entre nos chercheurs et le milieu entrepreneurial.» Les jeunes professeurs, entre autres, ne savent pas toujours à quelle porte cogner pour réaliser leurs projets. «Nous leur proposons de jouer le rôle d’entremetteur auprès des entreprises», conclut Julie Médam.