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Patrimoines en péril

Ville d’histoire, Montréal laisse à l’abandon de nombreux trésors patrimoniaux. Comment contrer la spirale des démolitions?

Par Claude Gauvreau

13 avril 2017 à 10 h 04

Mis à jour le 13 avril 2017 à 10 h 04

Photo: Nathalie St-Pierre

Vous vous inquiétez pour l’église qui tombe en ruines au coin de votre rue ou pour le sort d’une ancienne école abandonnée? Tout Montréalais peut exprimer ses préoccupations à propos du patrimoine bâti sur la plateforme web H-MTL, créée à l’automne 2015 par Héritage Montréal. «Cette plateforme constitue un outil collaboratif qui recense, sous forme de carte géographique, les édifices patrimoniaux actuellement menacés de démolition ou laissés vacants», explique le designer et documentariste Jonathan Lapalme (B.A. communication, 2012), concepteur de l’outil. «L’autre jour, un citoyen a déposé sur la page Facebook de H-MTL un avis de démolition d’édifices en pierre grise près du pont Jacques-Cartier ainsi qu’une capture d’écran des édifices sur Google Street View. Des journalistes ont aussitôt repris l’information et, quelques jours plus tard, la Ville de Montréal annonçait qu’elle mettait fin au processus de démolition.»

Selon Héritage Montréal, quelque 50 000 bâtiments ont été détruits dans la métropole depuis le début des années 1960. Dans certains cas, pour de bonnes raisons. Dans d’autres, cependant, les motifs laissent songeur. Ainsi, en août dernier, l’arrondissement Ville-Marie donnait son accord pour qu’un complexe de tours résidentielles remplace sur la rue de Bleury des maisons en mauvais état, mais d’une grande valeur patrimoniale sur le plan architectural. Seules les façades en pierre grise seront conservées.

«Nous vivons dans une société qui se perçoit dans un présent éternel et renouvelé», commente Jean-François Nadeau (Ph.D. histoire, 04), chroniqueur au Devoir et historien de formation. Selon lui, nous avons du mal à nous voir autrement que dans du neuf ou dans des apparences de vieux. «Cela explique que l’on privilégie le patrimoine de façade. Plusieurs pays européens réussissent pourtant à se réapproprier leur patrimoine, lequel est passablement plus lourd que le nôtre. Il ne s’agit pas de protéger pour protéger, mais de préserver des bâtiments qui ont un sens collectif, qui sont des points de repère de notre trajectoire en Amérique.»

Façades sur le Boulevard Saint-Laurent.Photo: Nathalie St-Pierre

Chaque année, Montréal continue de voir disparaître des édifices à caractère historique. En 2012, trois bâtiments en pierre datant du 19e siècle, situés boulevard Saint-Laurent, en enfilade avec le Monument national, ont été démolis parce qu’ils risquaient de s’écrouler. Des éléments des façades ont été numérotés et entreposés, mais ni la Ville de Montréal ni le gouvernement du Québec n’ont garanti leur retour et leur restauration. Plus récemment, en novembre 2016, deux bâtiments patrimoniaux abandonnés ont été la proie des flammes: l’édifice Robillard, situé boulevard Saint-Laurent, dans le Quartier chinois, qui avait abrité la première salle de cinéma de Montréal à la fin du 19e siècle, puis un immeuble plus que centenaire, sur l’avenue du Parc, près de Milton. Alors que d’autres villes dans le monde – Paris, Berlin, Boston ou New York – protègent jalousement leurs quartiers historiques, les autorités montréalaises semblent incapables d’arrêter la destruction.

Lucie K. Morisset, professeure au Département d’études urbaines et touristiques et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain, rejette l’idée selon laquelle le patrimoine serait en état de crise perpétuelle. «Le patrimoine n’est pas un ensemble de biens que l’on doit encapsuler et mettre dans un écrin, dit-elle. L’intérêt que l’on porte à certains bâtiments relève souvent d’une représentation du patrimoine associée à un passé figé, soi-disant commun à tous. Or, dans une ville aussi métissée que Montréal sur le plan ethnique et culturel, ce passé commun n’existe plus. Plutôt que de muséifier le patrimoine, il vaut mieux l’inscrire dans le projet urbain contemporain de Montréal.»

La Ville adopte un plan d’action

Pour lutter contre le phénomène des édifices patrimoniaux abandonnées qui deviennent la proie des flammes, la Ville de Montréal a exprimé sa volonté d’effectuer une surveillance plus serrée de ces bâtiments. C’est l’un des éléments du Plan d’action en patrimoine 2017-2022, qui a été présenté devant la Commission sur la culture et le patrimoine en mars dernier. La Ville entend se doter de meilleurs outils pour protéger le patrimoine bâti et immatériel à Montréal et pour mieux prévenir les incidents malheureux.

Au cours des dernières années, un répertoire des bâtiments d’intérêt patrimonial a été dressé et 3000 immeubles ont été recensés sur le territoire montréalais. Cet exercice servira à établir un portrait plus précis des bâtiments vacants et à risque.

Le legs industriel

Le Silo no 5.Photo: Nathalie St-Pierre

Au cours des dernières décennies, plusieurs anciennes usines le long du canal de Lachine ont été transformées en complexes d’habitation modernes, redonnant vie et panache à ces vestiges du passé. Mais de nombreux autres sites demeurent à l’abandon. «L’idée que l’héritage laissé par l’industrie fasse partie de notre patrimoine est relativement récente», note Joanne Burgess (Ph.D. histoire, 87), professeure au Département d’histoire et directrice du Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal. Des secteurs d’activités qui, à une autre époque, ont fait la richesse de certains quartiers, ont légué des bâtiments aujourd’hui en état de déclin avancé. Ainsi, on s’inquiète du sort réservé aux usines de la Dominion Bridge, à Lachine, qui datent des années 1880, sans parler du Silo à grain no 5, un complexe de trois bâtiments laissé à l’abandon dans le Vieux-Port de Montréal depuis 1994, ou de l’imposante usine de la Canada Malting, à Saint-Henri, délaissée depuis 1989.

«Bien sûr, on ne peut pas tout protéger, remarque Joanne Burgess. Il faut dresser un inventaire des lieux et des bâtiments dont l’intégrité et l’authenticité témoignent le mieux du rôle et des effets de l’industrialisation sur la société québécoise, tout en documentant ce qui risque de disparaître à court terme, comme cela a été fait pour le patrimoine religieux dans les années 2000.»

Patrimoine uqamien

Plusieurs pavillons du campus de l’UQAM intègrent des éléments de patrimoine.

Avec son clocher emblématique de l’UQAM, le pavillon Judith-Jasmin conserve la façade du transept sud de l’ancienne église Saint-Jacques sur le site de laquelle il est construit. Il a reçu le prix d’excellence de l’Ordre des architectes du Québec en 1980.

L’ancienne École technique de Montréal, un édifice de style beaux-arts sur la rue Sherbrooke, ainsi que ses ateliers et annexes ont été rénovés et intégrés au Complexe des sciences pour loger le pavillon Sherbrooke, la bibliothèque des sciences et le Cœur des sciences. Les travaux de restauration ont été récompensés par un prix Orange de Sauvons Montréal en 1996.

Le nouveau pavillon de Mode, rue Sainte-Catherine, a conservé les aspects patrimoniaux les plus intéressants de deux édifices centenaires, en plus d’y ajouter un étage à la signature contemporaine. Le pavillon du Faubourg, en face, propose une fenestration de facture moderne qui se conjugue avec le caractère patrimonial du bâtiment.

Patrimoine et modernité

En juillet dernier, l’homme d’affaires Guy Laliberté annonçait qu’il avait mis la main sur la Maison Alcan, un îlot d’immeubles patrimoniaux au centre-ville de Montréal, pour plus de 48 millions de dollars. Le promoteur comptait construire une tour commerciale de 30 étages au-dessus de ces immeubles, nécessitant la démolition de certains d’entre eux, ce qui rendait plus urgent que jamais le classement patrimonial de la Maison Alcan, souligne la professeure émérite de l’École de design France Vanlaethem. «Construite rue Sherbrooke dans les années 1980 et lauréate de nombreux prix, la Maison Alcan respecte l’échelle de son environnement en intégrant des façades d’immeubles patrimoniaux à un complexe moderne», dit-elle. L’ensemble a été classé en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel en février dernier.

Le pavillon du Lac-aux-Castors.Photo: Nathalie St-Pierre

France Vanlaethem a fondé Docomomo Québec, une antenne basée à l’UQAM de Docomomo international, un réseau voué à la conservation de l’architecture moderne. L’organisme a été créé en 1990 sous l’impulsion d’architectes et de professeurs engagés pour la sauvegarde du Westmount Square, le complexe multifonctionnel construit par le célèbre architecte Ludwing Mies van der Rohe au milieu des années 1960. Depuis, Docomomo Québec est intervenu  dans de nombreux dossiers de protection du patrimoine moderne, dont celui de la restauration du pavillon du Lac-aux-Castors sur le mont Royal. L’organisme a aussi contribué à valoriser des édifices phares du patrimoine moderne montréalais comme la Place-Ville-Marie ou le complexe d’Habitat 67.

«Parler d’un patrimoine architectural porteur des valeurs de nouveauté et d’universalité propres à la modernité ne va pas de soi», souligne France Vanlaethem. Alors qu’on peine à sauvegarder le patrimoine ancien, il n’est pas aisé de convaincre les autorités  de la nécessité de protéger le patrimoine moderne, souvent mal-aimé. «Les jeunes générations reconnaissent plus facilement la valeur patrimoniale de l’architecture moderne et certains architectes sont également plus sensibles que d’autres à l’importance de sa conservation», observe toutefois la professeure.

Docomomo Québec mène actuellement une étude patrimoniale du Parc olympique, à la demande de la Régie des installations olympiques (RIO). «Ces installations ont fait l’objet de controverses en raison du contexte de leur réalisation et de leur coût. Il est rare que les gens en parlent de manière positive, note la chercheuse. Pourtant, quand des architectes étrangers viennent à Montréal, ils se précipitent pour voir le Parc olympique. Des gens du quartier l’apprécient également. Le Stade olympique domine le paysage urbain et est même devenu l’un des symboles, voire le symbole de Montréal.»

Nouvelles vocations

Comment conserver des sites et des bâtiments sans en faire des reliques? Peut-on les revitaliser en leur donnant une nouvelle vocation qui réponde à des besoins présents, sans altérer leur valeur patrimoniale?

«Essayons de penser le patrimoine en termes de projets, en fonction de sa capacité de créer de l’appartenance et de l’identité, de changer l’environnement urbain dans lequel il s’inscrit», dit Lucie K. Morisset, qui propose de considérer les citoyens comme des producteurs de patrimoine. «L’église Sainte-Brigide héberge aujourd’hui plusieurs organismes communautaires du quartier Centre-Sud. Ceux-ci n’ont pas pour vocation de s’occuper du patrimoine, mais le fait qu’ils soient devenus propriétaires de ce lieu lui procure une stabilité, crée une interdépendance avec l’objet patrimonial incarné par l’église et permet de redynamiser la vie du quartier.»

Patrimoine industriel reconverti en projets immobiliers le long du canal de Lachine.
Photo: Jonathan Lapalme

Jonathan Lapalme, l’une des 50 personnalités du magazine Urbania en 2016, a cofondé Entremise, une entreprise sociale spécialisée en gestion de locaux vacants pour des usages temporaires. Dans les arrondissements Ville-Marie et Plateau-Mont-Royal, plus de 60 bâtiments, certains ayant une valeur patrimoniale, sont actuellement vacants. «Il peut s’écouler plusieurs années avant qu’une institution ou un promoteur ne décide de s’en occuper, dit-il. Si on ne fait rien en attendant, le bâtiment risque de se détériorer ou d’être l’objet de vandalisme. On peut songer à des usages transitoires. Ainsi, l’association Plateau urbain a redonné vie à un hôpital abandonné de Paris en y soutenant divers projets: hébergement, événements artistiques, enseignement. C’est aussi une façon d’expérimenter de nouvelles formes de vivre-ensemble.»  

Le patrimoine industriel peut constituer un levier de développement culturel, souligne Joanne Burgess. L’Usine C, un centre de création et de diffusion pluridisciplinaire, occupe depuis 1995 l’entrepôt et la chaufferie de l’ancien complexe industriel Alphonse Raymond, rue Panet. «Le travail d’architecture de l’Usine C a permis de préserver une portion d’histoire du quartier et de sauvegarder une pièce importante du patrimoine montréalais», remarque l’historienne.

En mai dernier, un colloque s’est tenu, dans le cadre du congrès de l’Acfas, sur l’avenir de l’Hôtel-Dieu, qui sera bientôt déserté quand toutes ses activités seront transférées au nouveau CHUM. Faut-il lui donner une vocation publique, privée, institutionnelle? Doit-on y maintenir des services de santé? «Le dossier est complexe, dit Joanne Burgess. Certains veulent conserver sa vocation médicale pour continuer de répondre aux besoins de la population. D’autres privilégient le logement social, d’autres encore favorisent une mixité de fonctions.»

Un patrimoine spécifiquement montréalais

Le Stade olympique, le mont Royal, le Vieux-Port, le canal de Lachine, le Plateau-Mont-Royal sont autant de paysages urbains constituant une sorte de catalogue hétéroclite de l’identité montréalaise.

Chose certaine, le paysage bâti de Montréal n’a rien de monotone, observe Jonathan Lapalme. «Il est fait d’une grande diversité de textures, un trait typiquement montréalais.  Mais pour l’apprécier, il faut le cadrer de façon serrée. On peut regarder devant soi et considérer que le spectacle est déplorable. Puis, il suffit de tourner la tête de 20 degrés pour constater que le paysage est magnifique.»

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 15, no 1, printemps 2017.