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Gouverner Internet autrement

Destiny Tchéhouali prône une gouvernance multipartite du Web pour favoriser la diversité culturelle.

Par Claude Gauvreau

1 novembre 2018 à 15 h 11

Mis à jour le 7 novembre 2018 à 13 h 11

«La question ne doit pas être abordée en termes de qui contrôle ou qui gouverne Internet, mais plutôt en termes de comment gouverner Internet afin qu’il demeure ouvert, libre, neutre et accessible au plus grand nombre, tout en en favorisant la diversité des expressions culturelles et linguistiques», indique Destiny Tchéhouali. Photo: Getty/Images

Le milieu culturel au Québec se réjouit du maintien de la clause d’exception culturelle (incluant les contenus numériques) dans le nouvel Accord États-Unis-Canada-Mexique (AEUMC). Toutefois, des craintes ont été exprimées quant à la présence d’une clause de représailles rattachée à l’exception culturelle. En vertu de cette clause, les États-Unis pourraient exiger des compensations financières si le Canada prenait des mesures protectionnistes pour préserver ses industries culturelles. Ces craintes sont-elles fondées? Certains estiment que non parce que la clause de représailles, déjà inscrite dans l’ancien Accord de libre échange nord-américain (ALÉNA), n’a jamais été appliquée.

«La vigilance s’impose, soutient le professeur du Département de communication sociale et publique Destiny Tchéhouali. On ne doit pas oublier que l’ALÉNA a été conclu avant l’expansion d’Internet et du commerce électronique, avant la révolution numérique. La question est de savoir quelle sera la stratégie canadienne relativement au numérique, au moment où un comité doit examiner la législation fédérale en matière de radiodiffusion et de télécommunications.»

Membre de la Chaire UNESCO en communications et technologies pour le développement et du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM), Destiny Tchéhouali a signé un chapitre consacré à la gouvernance d’Internet et au développement de la diversité culturelle et linguistique dans le Rapport 2018 sur l’état de la francophonie numérique. Publié par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), ce rapport a été coordonné par  l’Institut du droit de l’espace et des télécommunications (Idest) et la Chaire UNESCO sur les pratiques émergentes en technologies et communication pour le développement de l’Université Bordeaux Montaigne. Il contient des avis d’experts et met l’accent sur des exemples de bonnes pratiques dont les pays francophones peuvent s’inspirer.

«Il s’agit d’un outil de travail visant à nourrir la réflexion et à éclairer les prises de décision des dirigeants des États membres de l’OIF, lesquels sont confrontés à des défis économiques et culturels associés au nouvel environnement numérique», précise le professeur.

Pour une gouvernance multipartite

Dans un contexte où il n’existe pas d’autorité supranationale pour gouverner Internet, «il est nécessaire de tenir compte du rôle de tous les acteurs pour appliquer un modèle de gouvernance multipartite inspiré d’une approche décentralisée et ouverte, s’appuyant sur l’architecture même du Web», soutient Destiny Tchéhouali. Ce type de gouvernance, défendu par l’OIF afin de prendre en compte les intérêts publics, en particulier ceux des pays en développement, appelle à une forme de responsabilité partagée entre, notamment, les gouvernements, les organisations internationales, les chercheurs/ingénieurs, les industriels, les opérateurs d’infrastructures et de réseaux et les fournisseurs de contenus.

«La question ne doit pas être abordée en termes de qui contrôle ou qui gouverne Internet, mais plutôt en termes de comment gouverner Internet afin qu’il demeure ouvert, libre, neutre et accessible au plus grand nombre, tout en en favorisant la diversité des expressions culturelles et linguistiques, indique le chercheur. Le modèle de gouvernance multipartite devrait être inscrit dans les cadres réglementaires et législatifs des États en matière de culture.»

Faible présence du Québec sur Netflix

À peine une dizaine de productions québécoises – films et séries télé – sont actuellement disponibles pour les Canadiens abonnés à Netflix, révèle une étude du Laboratoire de recherche sur la découvrabilité et les transformations des industries culturelles à l’ère du commerce électronique (LATTICE). Rattaché au CEIM et codirigé par la professeure du Département de science politique Michèle Rioux, le LATICCE cherche à mesurer la présence et la visibilité des productions culturelles québécoises sur les plateformes numériques.

Entre le 13 août et le 12 octobre 2018, les chercheurs du LATTICE ont vérifié chaque jour quelles œuvres québécoises étaient disponibles sur Netflix. L’offre est demeurée la même du début à la fin de cette période. La semaine dernière, l’offre Netflix au Canada comprenait au total environ 4 000 films et plus de 1 500 séries.

Privatisation du Web

La mondialisation a favorisé l’émergence d’acteurs non-étatiques transnationaux, qui cherchent à imposer leurs propres règles, inspirées par des intérêts commerciaux, au détriment des règles incluses dans les politiques, réglementations et législations nationales. «On assiste à une privatisation du Web, laquelle s’incarne dans une sorte d’oligopole constitué des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), affirme Destiny Tchéhouali. L’abondance des contenus culturels offerts sur leurs plateformes numériques ne garantit pas une plus grande diversité de l’offre. Les tendances récentes révèlent plutôt une concentration et une homogénéisation de l’offre culturelle.»

Selon le professeur, ce sont ces entreprises qui décident quels produits culturels nous consommons. «Au moyen de leurs algorithmes, elles parviennent à capter notre attention en exploitant nos données d’utilisateurs, nos goûts et nos préférences. Elles rendent aussi certains contenus plus visibles que d’autres grâce à des techniques de sélection, de hiérarchisation et de recommandation. Résultat? Les œuvres audiovisuelles et musicales francophones sont noyées dans un océan de produits majoritairement anglophones.»

Les pays francophones doivent réviser ou renforcer leur cadre législatif et réglementaire pour préserver leur souveraineté numérique, poursuit Destiny Tchéhouali. «L’Europe offre un exemple intéressant de ce qui peut être fait sur le plan réglementaire, note-t-il. Le Parlement européen a haussé le ton envers les GAFA et tente d’imposer un quota minimum de 30 % d’œuvres européennes dans les catalogues des plateformes de vidéo sur demande, comme celui de Netflix. Appuyé par la France, le Canada a même proposé l’idée d’une plateforme qui rassemblerait des productions francophones.»

La France à l’UQAM

Destiny Tchéhouali participera, le 20 novembre, à une table ronde sur la découvrabilité des produits culturels québécois et français à l’ère du numérique, organisée par le LATTICE. La table ronde s’inscrit dans le cadre de l’événement «La France à l’UQAM», qui se déroulera du 20 au 22 novembre. Cette initiative du rectorat de l’UQAM menée en collaboration avec le Consulat général de France vise à renforcer les échanges et à favoriser l’émergence de nouveaux partenariats. Plusieurs activités seront proposées aux chercheurs, aux étudiants et au grand public.

Le professeur participera également aux deuxième et troisième volets du colloque international Le Contenu culturel à l’ère du numérique, qui auront lieu à l’UQAM en décembre 2018 et en avril 2019. Cet événement est le fruit d’un partenariat entre le CEIM et le Center for International Relations Studies de l’Université de Liège, en Belgique.

Enfin, en tant que membre expert du comité d’orientation des dynamiques culturelles et linguistiques de l’OIF et directeur de l’Observatoire des réseaux et interconnexions de la société numérique (ORISON), Destiny Tchéhouali a été invité à participer au 13e Forum mondial sur la gouvernance d’Internet, qui se tiendra au siège de l’UNESCO à Paris, du 12 au 14 novembre prochains.

Fractures numériques

Tout en soulignant les progrès accomplis dans les pays en développement sur le plan du déploiement des infrastructures et du développement des applications numériques, le rapport 2018 de l’OIF rappelle la persistance de nombreuses inégalités entre les pays francophones et à travers le monde. Ainsi, 60 % de la population mondiale n’a toujours pas accès à Internet, en particulier les femmes et les habitants des régions rurales.

«En Afrique, par exemple, la proportion de femmes utilisant Internet est inférieure de 25 % à celle des hommes, souligne le professeur. On constate également que les jeunes sont plus susceptibles d’être connectés que leurs aînés et que l’accessibilité numérique représente un enjeu crucial pour les personnes atteintes d’un handicap.» Les causes des inégalités sont techniques (manque d’infrastructure réseau ou régions inaccessibles), économiques (faiblesse du pouvoir d’achat) et culturelles (analphabétisme et non-disponibilité de contenus dans certaines langues). «Le développement de la littératie numérique est particulièrement important pour contrer la fracture cognitive en matière d’appropriation et d’utilisation des outils numériques», conclut Destiny Tchéhouali.