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Art et vivre-ensemble

La question sociale et la diversité sont au cœur des pratiques culturelles contemporaines.

Par Claude Gauvreau

13 février 2018 à 15 h 02

Mis à jour le 13 février 2018 à 16 h 02

Extrait du spectacle théâtral Nous voilà rendus, conçu par le collectif L’eau du bain et auquel participent des personnes âgées, résidentes en CHSLD ou autonomes. Photo: Yves Dubé, L’eau du bain

Le Conseil des arts du Canada a haussé récemment son budget de subventions de base de 92 à 117 millions de dollars, une manne qui sera distribuée en fonction de nouveaux critères, dont l’inclusion des artistes de la diversité, des arts autochtones et des communautés minoritaires. «On peut associer cette décision à un effet de mode ou à la rectitude politique, mais il reste qu’elle répond à des revendications qui ont été ignorées pendant des décennies», souligne  Magali Uhl, professeure au Département de sociologie.   

Membres du Centre et laboratoires de recherche – Cultures-Arts-Sociétés (CÉLAT), la chercheuse et sa collègue du Département d’histoire de l’art Ève Lamoureux ont dirigé la publication de l’ouvrage collectif Le vivre-ensemble à l’épreuve des pratiques culturelles et artistiques contemporaines, paru récemment aux Presses de l’Université Laval. Regroupant une quinzaine de contributions de chercheurs et d’intervenants socioculturels, l’ouvrage explore la thématique du vivre-ensemble sous l’angle de ses représentations artistiques, des pratiques muséales et des dispositifs de recherche et de création.

Cette thématique traverse toutes les disciplines artistiques – peinture, dessin, sculpture, photo, vidéo, installation – et s’observe tant dans le processus de création que dans le contenu des œuvres. «Plusieurs artistes contemporains font du social leur principal matériau de création, posent un regard critique sur le monde et proposent des voies alternatives préfigurant ce que pourrait ou devrait être le vivre-ensemble», dit Ève Lamoureux. Pour sa collègue Magali Uhl, le vivre-ensemble renvoie aujourd’hui à «tout ce qui fabrique du lien social», à la «quête d’une société plus égalitaire,  à la prise en compte de la fragilité sociale».  

La préoccupation à l’égard du vivre-ensemble est indissociable du processus de démocratisation de la culture et de l’émergence de la nouvelle muséologie dans les années 1970. «Pour la nouvelle muséologie, le musée doit être un acteur social participant à la réflexion publique sur les enjeux de société et doit se préoccuper de l’ensemble des publics et de la communauté dans laquelle il s’insère», rappelle Ève Lamoureux.

Panorama muséal

La première section de l’ouvrage propose un panorama de la question du vivre-ensemble dans diverses institutions muséales et examine de quelle façon celles-ci prennent en compte la diversité croissante des sociétés contemporaines.

Un chapitre est ainsi consacré aux enjeux de la diversité culturelle urbaine et aux défis auxquels doivent faire face quatre «musées de ville» au Québec, en Flandre et aux Pays-Bas: le Centre d’histoire de Montréal, le Museum aan de Stroom d’Anvers, le Musée de ville de Gand et le Museum Rotterdam. Ces musées cherchent tous à s’ancrer dans leur territoire, à développer des méthodes de travail collaboratives, des formats d’exposition et des outils de médiation leur permettant de se rapprocher de diverses communautés.

Depuis le début des années 2000, une dizaine de musées voués à la promotion et à la défense des droits de la personne sont apparus dans différents pays d’Amérique du Nord, d’Europe, d’Asie et d’Amérique latine, cherchant à susciter la réflexion, prenant position et invitant les visiteurs à faire de même. «Ces musées jouent un rôle de gardien de la mémoire en rappelant l’histoire, souvent tragique, de populations qui ont vécu sous des régimes dictatoriaux ou coloniaux, note Magali Uhl. Qui et quels événements font partie de cette histoire? Quelles œuvres, artéfacts ou récits doivent être conservés? À quelles fins et selon quels critères? Ce sont des questions auxquelles ces musées sont confrontés.»

Les institutions muséales subissent, par ailleurs, de fortes pressions économiques et politiques qui transforment leur mode de gestion et fragilisent leur autonomie. «Les acteurs provenant du monde des affaires et de la gestion sont de plus en plus nombreux à siéger aux conseils d’administration, observe Ève Lamoureux. Au nom de la logique économique, les pressions sont grandes pour que les musées attirent un public le plus large possible, ce qui entraîne une forme de spectacularisation des expositions.»

Favoriser l’inclusion

Les deux professeures présentent des études de cas qui s’interrogent sur le vivre-ensemble à partir, notamment, d’initiatives de cocréation visant à favoriser l’inclusion de populations marginalisées ou stigmatisées. L’École nationale d’apprentissage par la marionnette, par exemple, s’emploie, depuis plus de 25 ans, à renouveler l’art et l’intervention sociale grâce à la création de spectacles par et pour des personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Le dispositif de création Marcher et investir la ville autrement, mis en place à la Mission Old Brewery, à Montréal, cherche à faciliter l’intégration sociale de trois groupes d’hommes en situation d’itinérance au moyen de déambulations urbaines, de visites de lieux artistiques et de créations d’œuvres.

«Dans ces cas-ci, l’art et la création collective ont une visée autre qu’esthétique, souligne Ève Lamoureux. Ils deviennent des moteurs d’inclusion, générateurs de mieux-être, et des médiateurs permettant le partage d’expériences.»

Une autre dimension abordée dans l’ouvrage concerne les expressions artistiques du vivre-ensemble. De la performance aux installations plastiques, des romans graphiques aux arts visuels, diverses formes artistiques sont interpellées pour rendre compte, entre autres, des enjeux écologiques, des ravages du colonialisme, des combats féministes, ou pour dévoiler des réalités sociales taboues.

«Des artistes, par leurs œuvres, témoignent de luttes sociales, questionnent, prennent position et formulent des propositions pour inventer une société plus juste, axée sur le bien commun», dit Magali Uhl.

Dimensions sociale et artistique

Les pratiques décrites dans l’ouvrage sont toutes porteuses d’une tension entre leur dimension sociale et artistique. «Cette tension a toujours existé en art, dit Ève Lamoureux. Certains artistes se feront toujours reprocher leur engagement social ou politique et seront toujours suspectés de ne pas accorder suffisamment d’importance à l’aspect esthétique de leurs œuvres.»

Doit-on penser l’art en termes utilitaristes pour conjuguer art et vivre-ensemble? «Non, répond Ève Lamoureux. Il n’est pas absolument nécessaire d’avoir une pratique engagée pour s’intéresser au vivre ensemble. Beaucoup d’artistes contemporains n’ont pas, par exemple, de préoccupations politiques claires, mais ils travaillent à partir du social.» Pour Magali Uhl, la question sociale est devenue presque incontournable. «Les pratiques et démarches artistiques auxquelles nous nous sommes intéressées sont extrêmement diversifiés, mais toutes convergent vers une prise en compte du social.»