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Des Uqamiens à l’école Champlain

L’UQAM adopte une école du Centre-Sud qui affiche l’indice le plus élevé de défavorisation.

Par Claude Gauvreau

22 janvier 2018 à 15 h 01

Mis à jour le 30 janvier 2018 à 14 h 01

«O.K. les garçons, on arrête de parler des pokémons, sinon on n’aura pas le temps de lire l’histoire.» La scène se déroule dans une classe de deuxième année de l’école primaire Champlain, à l’ombre du pont Jacques-Cartier, dans le quartier Centre-Sud de Montréal. Ce jour-là, Félix Pigeon, étudiant à la maîtrise en études littéraires, est venu faire la lecture à un groupe d’élèves, comme c’est le cas chaque semaine depuis la rentrée scolaire. L’album qu’il s’apprête à lire raconte les aventures de Victor, un jeune garçon venu travailler dans une ferme au Québec pour fuir la guerre en Europe dans les années 1940.

«À quelle époque se déroule l’histoire, pensez-vous ?», demande Félix en montrant des images de l’album. «Ça se passe dans le vieux temps, à cause des vêtements des personnages», répond un enfant. «Avez-vous une idée de quelle guerre il s’agit ?», interroge l’étudiant. «C’est la guerre mondiale», lance un élève. «C’est quoi la guerre mondiale?», demande un autre. Félix poursuit la lecture en l’interrompant parfois pour questionner les enfants, histoire de vérifier leur attention et de stimuler leur imagination «Quand on a 15 ans, comme Victor, est-ce qu’on est un enfant, un adolescent ou un adulte? Pourquoi Victor ne peut pas retourner dans son pays?»

Félix Pigeon fait partie de la vingtaine d’étudiantes et d’étudiants à la maîtrise et au doctorat en études littéraires qui, sous la supervision de la professeure Geneviève Lafrance, font la lecture aux élèves de maternelle, de 1ère et de 2e année à l’école Champlain. «Les enfants sont heureux de nous revoir chaque semaine, dit Geneviève Lafrance. Quant aux étudiants bénévoles, plusieurs m’ont dit que leur passage à l’école était leur plus beau moment de la semaine. Notre groupe, baptisé “Littéraires à l’école”, a mis sur pied une petite bibliothèque de livres jeunesse au département.»

Contrer le décrochage  

Cette initiative s’inscrit dans le cadre du projet Adoptez une école, lancé en 2015, qui vise à rapprocher des écoles de la Commission scolaire de Montréal (CSDM), des universités et des cégeps, afin de favoriser la persévérance et la réussite scolaires. L’UQAM et sa Faculté des sciences de l’éducation, en collaboration avec d’autres facultés, ont convenu avec la CSDM et la direction de l’école Champlain d’adopter cette école située dans un quartier défavorisé.

Le projet consiste à soutenir les efforts de l’école pour développer les compétences des enfants en lecture, en écriture et en mathématiques, mais aussi leurs habiletés sociales. Au Québec, plus d’un élève sur cinq issu de milieux défavorisés quitte le secondaire avant d’avoir obtenu un diplôme ou une qualification. Dès l’âge de sept ans, les difficultés en lecture et les comportements problématiques – inattention, hyperactivité, agressivité – sont les plus importants indicateurs d’échec et de décrochage scolaires.

Un projet éducatif

L’école Champlain est l’un des établissements de la CSDM qui affiche l’indice de défavorisation le plus élevé sur une échelle de 10. Selon sa directrice, Françoise-Anne Thomas (B.A. enseignement en adaptation scolaire et sociale, 1998), les séances de lecture animées par les étudiants de l’UQAM contribuent à la réussite du projet éducatif de l’école, axé sur l’apprentissage du français par l’acquisition d’habiletés en lecture et en écriture. «Plusieurs de nos élèves – ceux qui n’ont pas fréquenté de CPE ou qui sont issus de l’immigration, par exemple – ont une faible maîtrise du français», dit la directrice.

Cette année, à la rentrée scolaire, l’enseignante Pascale Drainville a accueilli des enfants qui ne parlaient ni le français ni l’anglais. «Certains, parmi ceux qui n’ont pas connu la maternelle, n’ont jamais fait de coloriage, de découpage ou de collages. Il y en a d’autres à qui on n’a jamais lu de livre.» La lecture, rappelle l’enseignante, ouvre toutes les portes, celles de la connaissance, de l’imaginaire et de l’expression de soi. «Je fais la lecture au minimum une fois par jour avec mon groupe de 16 élèves. Les enfants sont toutefois plus concentrés et s’expriment davantage quand ils sont réunis en petits groupes de trois ou quatre, comme c’est le cas dans les séances de lecture animées par les étudiants de l’UQAM.» Depuis que ces séances ont débuté, les élèves sont plus enthousiastes à l’idée d’aller à la bibliothèque, empruntent davantage de livres et les gardent plus longtemps.

Près d’une quarantaine d’enfants bénéficient des services de l’orthopédagogue de l’école, Élise Carmel, étudiante à la maîtrise en orthopédagogie à l’UQAM. «Un enfant qui a des difficultés en lecture en éprouvera aussi dans les autres matières, dit-elle. En troisième ou quatrième année, par exemple, ils doivent normalement être capables de lire l’énoncé d’un problème mathématique – trois ou quatre phrases – afin de le résoudre.»

Pour certains enfants, un bloc de rencontres étalées sur 8 à 10 semaines peut être déterminant dans leur apprentissage. Avec ceux qui ont un déficit de l’attention, le travail est à long terme. «Il faut intervenir massivement afin de rattraper tout ce qui est vu en classe, souligne Élise Carmel. La formule gagnante repose sur des suivis individualisés. Mais pour cela, il faut des ressources et du temps.»

Le plaisir de lire

La professeure du Département d’études littéraires Geneviève Lafrance fait elle aussi la lecture aux élèves de Champlain. L’idée d’organiser cette activité lui est venue avant même de connaître l’existence du projet Adoptez une école. «Je me suis toujours intéressée aux liens entre la littérature et la société, dit-elle. Je voulais mettre sur pied un projet dans le Centre-Sud qui suscite le plaisir de la lecture chez les enfants.»

Après avoir pris connaissance d’un article sur le projet dans Actualités UQAM, la professeure a contacté la Faculté des sciences de l’éducation et la direction de l’école Champlain, puis a lancé un appel aux étudiants de son département,  qui ont répondu avec  enthousiasme. Jusqu’à maintenant, quelque 80 élèves ont participé aux séances de lecture. «Ce qui m’a le plus étonnée, c’est la rapidité avec laquelle les enfants nous ont adoptés, note Geneviève Lafrance. Dès la deuxième rencontre, ils couraient vers nous pour nous faire des câlins. Les histoires que nous leur lisons n’ont pas nécessairement un contenu éducatif, mais ce sont des récits drôles et prenants qui font appel à l’imaginaire.»

La professeure a été frappée par la capacité des étudiants lecteurs d’établir un lien avec les enfants et de capter leur attention. «Dans leurs cours, nos étudiants apprennent à devenir des spécialistes de la lecture, à s’ouvrir à d’autres mondes, à développer des outils qui mettent à jour le potentiel d’une œuvre, observe Geneviève Lafrance. Ces habiletés leur sont utiles auprès des enfants, tout comme le contact avec eux les aide.»

Lecture interactive

Pour animer les lectures, les étudiants ont reçu l’aide d’Élaine Turgeon (B.Ed. éducation au préscolaire et enseignement primaire, 1994), professeure de didactique et auteure jeunesse, qui leur a offert une formation sur la lecture interactive. «Je leur ai expliqué sur quels éléments, dans le texte et dans les images, ils pouvaient attirer l’attention des élèves. En échangeant avec les enfants, en leur posant des questions sur les personnages, sur leurs agissements, sur ce qu’ils feraient s’ils étaient à leur place, on fait appel à leur connaissance du monde.»

La professeure s’intéresse au développement des habiletés interprétatives des enfants au moyen de la lecture. «Ces habiletés renvoient à leur capacité d’émettre des hypothèses, de les justifier – tel personnage a agi de telle façon pour telle raison – et de les valider en s’appuyant sur le texte, les illustrations et leurs connaissances.»

Ce ne sont pas tous les albums jeunesse, toutefois, qui offrent une pluralité d’interprétations. «Ceux qui y parviennent lancent des défis au lecteur, souligne Élaine Turgeon. Ils mettent des blancs, des sous-entendus, incitant le lecteur à découvrir le non-dit, à lire entre les lignes.» Il faut apprendre aux enfants à interpréter pour qu’ils soient en mesure de mieux comprendre, poursuit la professeure. «La compréhension fait appel à un sens unique, partagé par tous, alors que l’interprétation offre différentes options.»

Écriture, sciences, musique

Le projet Adoptez une école vise à favoriser la réussite scolaire dans des domaines autres que la lecture. Afin de faciliter la mémoire de l’orthographe, la professeure du Département d’éducation et de formation spécialisées Nathalie Chapleau (Ph.D. éducation, 2013), directrice du Centre de services orthopédagogiques de l’UQAM, a donné à l’automne 2016 une formation à des enseignants de l’école Champlain sur l’enseignement de la morphologie des mots. L’an dernier, des élèves ont bénéficié des camps de jour scientifiques offerts par la Faculté des sciences ainsi que d’ateliers musicaux animés par des étudiants du Département de musique. L’Orchestre métropolitain de Montréal, autre partenaire du projet, a fait un don de CD à l’école et a invité des élèves à un concert.»

L’automne prochain, l’école souhaite se doter d’une vingtaine de nouveaux ordinateurs pour mettre en place le programme ABRACADABRA.  Cette ressource web interactive créée à l’Université Concordia et dont l’adaptation française a été réalisée par la Faculté des sciences de l’éducation a pour but de soutenir l’enseignement et l’apprentissage de la lecture et de l’écriture de la langue française pour les élèves de maternelle, de 1ere et 2e année du primaire.

Les séances de lecture avec les Uqamiens se poursuivront jusqu’à la mi-avril et culmineront avec une visite des élèves et des enseignants de l’école à l’UQAM. Un auteur jeunesse fera la lecture aux enfants à l’Agora du pavillon Judith-Jasmin et chacun recevra un livre.

Le  partenariat entre l’UQAM et l’école Champlain repose sur une adoption mutuelle, dit Françoise-Anne Thomas. «Notre école est une sorte de laboratoire. Les professeurs et les étudiants de différentes facultés apprennent au contact des enfants, des enseignants et des autres intervenants de notre école. Ce partenariat est un work in progress. Nous voulons le consolider et l’enrichir pour qu’il se poursuive le plus longtemps possible.»