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Travailleurs invisibles, souffrances invisibles

La professeure émérite Karen Messing plaide pour une science du travail plus à l’écoute des gens.

Par Valérie Martin

20 octobre 2016 à 16 h 10

Mis à jour le 21 octobre 2016 à 14 h 10

Karen Messing, professeure émérite du Département des sciences biologiques, a consacré sa vie à la santé des travailleurs.Photo: Denis Bernier

La professeure émérite Karen Messing, du Département des sciences biologiques, vient de faire paraitre Les souffrances invisibles. Pour une science du travail à l’écoute des gens (éditions Écosociété), un essai dans lequel elle raconte son expérience de chercheuse. Spécialiste en santé du travail, plus spécifiquement en santé des femmes, l’ergonome et généticienne moléculaire de formation a côtoyé, pendant plus de 35 ans, des ouvriers d’usine, des employés de centres d’appel, des préposées au nettoyage, des caissières et des serveuses afin de mieux comprendre leur environnement de travail et les maux dont ils peuvent être affligés.

Les problèmes de santé dont souffrent ces travailleurs à petits salaires intéressent peu la communauté scientifique et la population en général, et restent encore aujourd’hui incompris, s’attriste la chercheuse. «C’est ce que j’appelle le fossé empathique, soit l’incapacité pour les scientifiques comme pour les employeurs de se mettre à la place des employés, explique-t-elle. N’ayant jamais fait eux-mêmes le travail, les patrons n’ont aucune idée des tâches effectuées par les travailleurs, des contraintes et des impératifs du travail.»

Couverture du livre Les souffrances invisibles.

Karen Messing donne en exemple les postes de travail des caissières qui obligent ces dernières à travailler debout durant de longues heures. «On sait que la posture debout prolongée peut entraîner des maux de dos et des douleurs aux jambes, dit-elle. Cela est documenté et, pourtant, rien n’a changé en Amérique du Nord. Les caissières continuent à travailler dans de telles conditions.»

Si la professeure a pu mener ses recherches en étroite collaboration avec les travailleurs, c’est grâce au Service aux collectivités (SAC) de l’UQAM. Mis sur pied il y a plus de 30 ans, le Service a été créé afin de permettre à des groupes et à des communautés (organismes communautaires, comités de citoyens, groupes de femmes, syndicats) d’avoir accès au savoir universitaire. Un service spécifique à l’UQAM, qui fait l’envie de bien des universités, remarque la professeure. «Au début de ma carrière, je n’avais pas plus d’intuition et de connaissances que les autres chercheurs de mon domaine, précise-t-elle. C’est le SAC qui m’a permis d’établir des contacts privilégiés avec les travailleurs et d’aller sur les lieux de travail pour discuter avec eux et observer leurs manières de travailler.» La professeure a participé à sa première recherche collaborative dans les années 70, avec des employés d’usine exposés à des poussières radioactives.

La recherche interdisciplinaire est une pratique scientifique chère à la professeure. Plusieurs travaux effectués par le Centre de recherche interdisciplinaire sur la biologie, la santé, la société et l’environnement (CINBIOSE), qu’elle a mis sur pied en 1985 avec sa collègue Donna Mergler, font appel à des chercheurs de disciplines variées comme les sciences juridiques, l’ergonomie, ou la sociologie. «En travaillant de pair avec les ergonomes, les juristes peuvent mettre en place des politiques publiques afin de remédier à des problématiques en santé du travail, illustre Karen Messing. La recherche interdisciplinaire nous aide à voir le problème sous plusieurs aspects différents.»

Certains chapitres du livre sont consacrés à l’expérience personnelle de la professeure. «Le livre donne aux chercheurs de la nouvelle génération un aperçu de ce qu’était une carrière scientifique à l’époque où j’ai commencé. Tout est bien différent aujourd’hui.»

Les chercheurs d’aujourd’hui peuvent rarement changer de vocation scientifique. Passer de la génétique des champignons à la santé des femmes et à l’ergonomie, comme l’a fait Karen Messing en début de carrière, serait presque mission impossible. «À l’époque, changer de branche n’était pas si bizarre. Aujourd’hui, cela serait plus difficile: les futurs scientifiques sont formés en silo et de manière plus pointue. Il y a aussi moins de fonds de recherche qu’auparavant, souligne la chercheuse, qui supervise toujours des étudiants aux cycles supérieurs. Comme il y a moins d’argent, les organismes subventionnaires ont tendance à privilégier les valeurs sûres. Pourtant, les grosses pointures ont souvent dit ce qu’elles avaient à dire et ne font que raffiner leurs recherches par la suite. Cela laisse moins de place aux nouvelles idées!»

Selon elle, la place des femmes en science est loin d’être acquise. «Il y a encore beaucoup de sexisme en science, observe la professeure émérite. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de femmes, mais les professeures se font juger plus sévèrement que leurs collègues masculins.»

Au grand étonnement de Karen Messing, son livre suscite beaucoup d’intérêt de la part de la communauté scientifique. En décembre prochain, elle se rendra à Paris afin de discuter du modèle de recherche collaborative de l’UQAM. L’Association canadienne des professeures et professeurs d’université l’a invitée à produire un webinaire pour expliquer le modèle. «Cet intérêt scientifique est un effet inattendu du livre», observe la chercheuse.

Après avoir été publié originalement en anglais, Les souffrances invisibles. Pour une science du travail à l’écoute des gens sera traduit sous peu en coréen par une importante maison d’édition scientifique de la Corée du Sud.