Voir plus
Voir moins

Éduquer au pluralisme

Le philosophe Georges Leroux expose dans son dernier ouvrage la richesse de la diversité, mais aussi ses défis.

Par Claude Gauvreau

12 avril 2016 à 16 h 04

Mis à jour le 12 avril 2016 à 16 h 04

Comment éduquer au vivre-ensemble des jeunes provenant de milieux profondément différents? Voilà le défi du pluralisme, dit Georges Leroux. Photo: Nathalie St-Pierre

Dans une classe d’une école primaire, une discussion s’engage parmi les enfants pour savoir s’il faut redistribuer les bonbons recueillis à la fête de l’Halloween ou s’il faut convenir que ceux qui ont récolté davantage méritent de tout conserver. La moitié croient que les enfants qui ont fait des efforts méritent de garder le produit de leur quête. Mais l’autre moitié pensent que les enfants qui n’ont pas eu d’aide de leurs parents pour la confection de leurs costumes ou qui habitent des rues moins cossues ont raison de réclamer plus de solidarité.

«Cette histoire, qui m’a été racontée, se trouve dans mon ouvrage Différence et liberté. Enjeux actuels de l’éducation au pluralisme», dit Georges Leroux, professeur émérite du Département de philosophie. «En l’espace d’une heure, dit-il, les enfants avaient reconstruit les arguments du libéralisme individualiste et ceux de la solidarité. Tous les jeunes, quel que soit leur milieu d’origine, sont en mesure de discuter des questions de justice et tous proposeront des principes éthiques pour faire valoir soit les bienfaits de la solidarité, soit les privilèges de la liberté individuelle.»

Le professur émérite de philosophie Georges Leroux.

Paru récemment chez Boréal, l’ouvrage Différence et liberté, fruit de plus de 10 années de réflexion, propose une philosophie politique de l’éducation en cherchant à préciser les fondements de l’éducation au pluralisme, dit celui qui a participé à l’élaboration du programme obligatoire Éthique et culture religieuse (ECR), implanté depuis 2008 dans les écoles primaires et secondaires du Québec. «En juin 2005, l’État québécois a pris la décision politique d’instaurer ce nouveau programme afin d’achever le long processus de déconfessionnalisation du système public d’enseignement, rappelle Georges Leroux. Le programme ECR est venu combler l’espace occupé auparavant par l’enseignement confessionnel et moral.»

Un défi fondamental

Comment éduquer au vivre-ensemble des jeunes provenant de milieux profondément différents? Voilà le défi fondamental du pluralisme, soutient le professeur. Un défi que tente de relever le programme ECR en associant une formation à l’éthique – dont le but est d’amener chaque jeune à une réflexion personnelle et critique sur des enjeux moraux de notre temps –  à un enseignement non confessionnel du phénomène religieux. «Ouvrir la fenêtre sur un monde pluriel, c’est aller à la rencontre de la diversité du savoir moral et symbolique de la société, tenter de la connaitre et de la comprendre», souligne Georges Leroux. Le programme invite aussi les jeunes à faire l’apprentissage du dialogue. «Celui-ci sert avant tout l’apprentissage de la démocratie, de ses principes, de ses règles et de son éthique particulière d’écoute et d’échange», note le philosophe.

Depuis l’implantation du programme, en septembre 2008, deux principaux mouvements d’opposition se sont manifestés sur la place publique. À la critique du Mouvement laïque québécois, qui craint un endoctrinement religieux, s’est ajoutée celle d’intellectuels nationalistes qui, inquiets de la marginalisation possible de l’identité du groupe majoritaire, accusent le programme de promouvoir le multiculturalisme canadien.

Georges Leroux rejette l’argument des militants du Mouvement laïque québécois selon lequel le programme ECR favoriserait un enseignement multiconfessionnel en transmettant les croyances, les dogmes et les pratiques de toutes les religions du monde. «Un enseignement confessionnel demande l’adhésion et la croyance, dit le professeur. Or,  l’enseignement du fait religieux dans ses dimensions culturelles et historiques, tel que promu par le programme ECR, ne sollicite aucune croyance. Il ne propage ni le théisme ni l’athéisme, mais propose des connaissances. Toute connaissance d’une croyance, d’une conviction, voire d’un fait culturel, n’entraîne pas la promotion de son objet.»

Le professeur n’admet pas non plus la critique nationaliste du programme. Se distinguant du modèle multiculturaliste de la mosaïque, qui promeut  la différence pour elle-même, «le programme ECR défend la construction d’un vivre-ensemble au sein d’une culture partagée», poursuit Georges Leroux. Il ajoute que le programme privilégie la connaissance des traditions religieuses ayant contribué à façonner l’histoire et la culture québécoises: catholicisme et protestantisme, judaïsme et spiritualités autochtones.

La mission centrale de l’école publique, souligne le philosophe, consiste à dépasser les particularités de chacun, en les invitant à entrer dans la société, et en même temps à maintenir les liens vitaux avec l’appartenance et les héritages. «La finalité démocratique de l’éducation contemporaine doit tenir compte de ces deux exigences», dit-il.

Diversité et culture commune

Le pluralisme moral, culturel et religieux, qui caractérise la plupart des sociétés occidentales, n’est pas seulement le fruit de l’immigration, observe Georges Leroux. «Depuis la Révolution tranquille, le Québec a connu l’érosion de la référence religieuse, la sécularisation des valeurs traditionnelles et la diversification des formes de vie – familles recomposées, affirmation des minorités sexuelles. Avec l’explosion des communications, chaque jeune et chaque adulte ont désormais accès à un choix sans précédent d’options morales et de valeurs.»

Mais sur quoi doit reposer le vivre-ensemble dans une société pluraliste?  Comment rassembler la diversité? «Le Québec n’a pas une culture républicaine qui le cimente, comme c’est le cas aux États-Unis, en France ou en Allemagne, dit le professeur. Il n’a pas non plus une histoire nationale partagée. Nous pouvons bien inviter les nouveaux arrivants à adopter le récit national québécois, mais aucun d’entre eux ne se reconnaîtra dans les ancêtres des Québécois d’ascendance canadienne-française. Tout ce qu’ils peuvent adopter, c’est le futur.»  

Selon Georges Leroux, il nous faut une culture civique commune qui transcende les particularismes croissants des formes de vie. «Constituée d’abord par les lois et les chartes, par les principes du droit et plus généralement par les règles du vivre-ensemble, comme la laïcité, cette culture civique non seulement peut mais doit être partagée par tous les membres de la société.»

Les valeurs communes ne peuvent qu’être universelles et démocratiques, croit le philosophe. Ce sont les valeurs de liberté et d’égalité. «Le défaut majeur du rapport de la commission Bouchard-Taylor est de ne pas avoir poussé un cran plus loin la définition des valeurs publiques communes et des limites à imposer en matière  d’accommodements», souligne-t-il. Ainsi, plusieurs croyances entrent en contradiction avec les principes fondamentaux des démocraties modernes. C’est le cas, notamment, de l’autorité de la tradition et du texte sacré, qui rejette la préséance de la délibération rationnelle. C’est le cas aussi de plusieurs conceptions qui entrent en conflit avec le principe de l’égalité, comme celle entre les hommes et les femmes. «Ces principes sont inscrits dans nos chartes et ne sauraient faire l’objet d’accommodements», affirme Georges Leroux.  

Contrer la radicalisation

Tout le monde aujourd’hui s’interroge sur les causes de la radicalisation, islamiste en particulier, et sur les moyens de la prévenir et de la combattre. «En privilégiant l’apprentissage des valeurs démocratiques, le programme ECR et celui d’Histoire et éducation à citoyenneté peuvent contribuer aux efforts visant à contrer la montée des idéologies extrémistes et la tentation de la radicalisation chez les jeunes», dit le professeur.

Celui-ci a participé à la création du groupe Philosophie, éducation et société présidé par Pierre Després, un diplômé de l’UQAM. Réunissant une quinzaine d’enseignants de philosophie au collégial, le groupe collabore avec l’Observatoire sur la radicalisation et l’extrémisme violent de l’Université de Sherbrooke. «Avec des enseignants du programme ECR en quatrième et cinquième secondaire, nous avons mis au point un protocole de recherche, dit Georges Leroux. L’objectif est de mieux comprendre le processus de radicalisation et de développer une forme de continuité entre le programme ECR et celui de philo au cégep.»

Le philosophe estime qu’il faut agir en amont et inviter les jeunes à discuter du phénomène de la radicalisation et de la priorité à accorder aux institutions démocratiques. «Nous savons que dans des communautés fermées, où l’habitude du dialogue n’existe pas, des résistances à la discussion rationnelle sur les droits et les libertés peuvent se manifester. Si on rejette le dialogue et le débat, on ne peut pas être un démocrate. Cela aussi fait partie des enjeux de l’éducation au pluralisme.»