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«En classe!»: de la Bolduc à Charlebois

Chantal Savoie convie ses étudiants à un voyage dans le temps… en chansons!

Série

En classe!

Par Claude Gauvreau

6 octobre 2017 à 10 h 10

Mis à jour le 2 juin 2022 à 21 h 36

La Bolduc vers 1930 et Robert Charlebois en spectacle au Colisée de Québec en 1969. Photo: BAnQ Québec

J’ai un bouton sur le bout de la langueMoi, mes souliers ont beaucoup voyagéLa danse à Saint-DilonTe v’la!… Écouter et commenter des chansons de la Bolduc, de Félix Leclerc, de Gilles Vigneault et de Robert Charlebois dans un cours universitaire, ce n’est pas si fréquent. Passionnée par la manière dont les préoccupations d’une époque s’incarnent dans la culture populaire, la professeure du Département d’études littéraires Chantal Savoie donne, depuis près de 10 ans, un cours sur l’histoire de la chanson au Québec.

Une vingtaine d’étudiants du baccalauréat en études littéraires assistent à la séance du 27 septembre, portant sur la figure de l’auteur-compositeur-interprète. Il n’y aura pas de présentation PowerPoint ni de vidéo (sauf un extrait), la classe est plongée dans la pénombre et l’ambiance se veut propice à se concentrer sur les textes et la musique. En tout, on entendra une dizaine d’extraits sonores.

«Aujourd’hui, je présenterai un panorama de la chanson francophone en montrant que les styles, les modes et les goûts sont arrimés aux conditions d’existence matérielles, technologiques et médiatiques de la chanson», explique d’entrée de jeu Chantal Savoie. Le programme est ambitieux: couvrir la période allant de la Seconde Guerre mondiale à la fin des années 1960, en évoquant des figures marquantes de la chanson francophone au Québec et en France. Tous les cours, toutefois, n’adoptent pas la formule du panorama, certains abordant l’histoire matérielle et sociale de la chanson ou encore la notion d’album.

«La Bolduc incarne le passage de la tradition orale à la modernité. Si elle emploie des timbres mélodiques – turlute – et des instruments – violon, guimbarde – propres au folklore, ses textes décrivent une réalité contemporaine.»

Chantal Savoie,

Professeure au Département d’études littéraires

Première auteure-compositrice-interprète

Les débuts de la chanson moderne au Québec remontent aux années 1930 avec la Bolduc (1894-1941), première auteure-compositrice-interprète à exploiter la forme commerciale de la chanson grâce aux disques (78 tours) et aux tournées. «La Bolduc incarne le passage de la tradition orale à la modernité, dit Chantal Savoie. Si elle emploie des timbres mélodiques – turlute – et des instruments – violon, guimbarde – propres au folklore, ses textes décrivent une réalité contemporaine: la crise économique, les dures conditions de vie des ruraux dans les villes, les rapports hommes/femmes.» Ses chansons font contrepoids à l’influence de plus en plus grande de la musique anglo-saxonne, diffusée par les stations radiophoniques montréalaises et américaines.

La professeure Chantal Savoie. Photo: Nathalie St-Pierre

À la même époque, une autre figure importante apparaît en France, qui sera aussi très populaire au Québec. Charles Trenet contribue à faire de la chanson une pratique artistique autonome, se situant à la jonction du texte, de la partition musicale et de l’interprétation. «Sa signature vocale est unique, influencée par le jazz, note la professeure. Sa poétique s’exprime, entre autres, par l’alternance couplet/refrain.» Pour illustrer son propos, Chantal Savoie fait jouer un extrait d’une chanson: Je chante, je chante soir et matin, je chante sur mon chemin… «Qu’est-ce que vous retenez sur le plan musical et sur le plan des paroles ?», demande-t-elle. «C’est intéressant. J’avais déjà entendu ce refrain, mais je n’avais jamais porté attention au texte», dit une étudiante. «Cette chanson et d’autres, comme Ya d’la joie, sont de petits récits qui, au moyen de micro-variations dans le texte et dans la voix, font évoluer un univers du léger au grave, dans lequel chanter est un moyen de retenir le temps, de conjurer la mort », observe la professeure.

«Certains soutiennent que la chanson a besoin d’être écoutée dans un décor dépouillé.»

Une scène dépouillée

Longtemps tributaire du music-hall et des variétés, la chanson s’émancipe progressivement. «Certains soutiennent que la chanson a besoin d’être écoutée dans un décor dépouillé», souligne Chantal Savoie.

Le producteur français Jacques Canetti, qui dirige le catalogue de la maison de disques Philips, découvre Félix Leclerc et lui ouvre la porte à une carrière en France, au début des années 50. Seul sur scène, Leclerc s’accompagne avec sa guitare, le pied sur un tabouret. «Cette façon de s’adresser au public, dit la professeure, permet de concentrer toute l’attention sur la chanson elle-même, tout en lui donnant un cachet d’authenticité.»

D’une grande simplicité, le répertoire du chanteur est porteur de valeurs humanistes, héritées de la tradition judéo-chrétienne. «Je ne veux pas trop insister ni vous insulter, mais j’imagine que vous connaissez un peu Félix Leclerc, quand même!», lance Chantal Savoie, déclenchant quelques rires, avant de faire écouter Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé. «On trouve dans cette chanson l’image du troubadour, d’un dépouillement qui plonge ses racines dans le Moyen-Âge et qui s’oppose au discours commercial de la société de consommation.»

Boîtes à chansons

Dans le sillage de Félix Leclerc, les artistes Raymond Lévesque, Clémence Desrochers, Claude Léveillé et Jacques Blanchet fondent le groupe Les Bozo, du nom d’un personnage d’une chanson de Félix, qui donnera naissance à l’une des premières boîtes à chansons de Montréal. Nappes à carreaux, lumières tamisées, scène dénudée, les boîtes à chansons sont des lieux cultes où les jeunes se rassemblent pour écouter des chansonniers. «Encore une fois, ce dépouillement est l’expression d’une jeunesse qui cherche à se distinguer de la génération précédente par ses goûts musicaux», signale la professeure.

Nous ne sommes pas encore dans un répertoire qui s’affiche d’emblée comme québécois. Il faut attendre Gilles Vigneault, au tournant des années 60, pour que des artistes expriment des préoccupations identitaires.

Avec des chansons comme La danse à St-Dilon, Jos Monferrand et Jack Monoloy, Vigneault puise dans la tradition orale pour déployer toute une galerie de personnages. «Sa signature spécifique est liée à sa posture de conteur. Mais sommes-nous dans le prolongement de la Bolduc ? S’agit-il d’un retour en arrière ?», interroge la professeure. «J’ai l’impression qu’il essaie de créer des fictions, alors que la Bolduc décrit plutôt sa vie personnelle et ce qui l’entoure», commente une étudiante. «Nous sommes loin, en effet, du réalisme de la Bolduc, acquiesce Chantal Savoie. Les récits allégoriques de Vigneault ont un côté épique.»

La professeure poursuit en rappelant la création, en 1956, du Concours de la chanson canadienne, un événement important qui favorise l’appropriation d’un répertoire national. En 1957, le concours couronne deux chansons: Le ciel se marie avec la mer de Jacques Blanchet et Sur le perron de Camille Andréa, interprétée par Dominique Michel. «La première comporte un  registre lyrico-poétique, tandis que la réalité urbaine et populaire imprègne la seconde, remarque Chantal Savoie. Ces chansons incarnent la polarisation entre la chanson dite poétique et la chanson populaire, qui s’accentuera au cours des années suivantes.»

«L’Osstidcho est une sorte de manifeste qui entre en résonnance avec la contre-culture et le théâtre de Michel Tremblay. Nous sommes dans une esthétique de la rupture, dont Charlebois est le fer de lance.»

Du yéyé au rock

Soutenue par la radio, puis par la télévision, l’industrie locale du disque – le premier 45 tours apparaît en 1956-1957, suivi peu après par la commercialisation du  microsillon – atteint son rythme de croisière dans la décennie 60. De nouvelles technologies, comme le système de son mobile, le transistor et la radio portative sont entièrement tournées vers un marché en émergence, celui des jeunes.

La chanson n’est pas imperméable aux influences américaines et européennes. Le phénomène du rock’n roll, qui s’amorce au milieu des années 50, touche aussi la Belle Province. «Partout en Occident, on a le même réflexe de s’approprier localement la révolution mondiale du rock», rappelle la professeure. Cela se traduira au Québec par la mode du yéyé, avec ses versions françaises des succès des Beatles et des Rolling Stones, chantées par des groupes tels que les Baronets, les Hou Lops et César et ses romains. Qui se rappelle de Je croyais, inspirée de Yesterday des Beatles et chantée par Pierre Lalonde? La classe s’esclaffe en entendant un extrait. «Deux pôles opposés coexistent: les chansonniers et les chanteurs yéyé», souligne Chantal Savoie. Ces derniers contribuent à l’essor de l’industrie du disque et préparent l’arrivée d’un véritable rock francophone, qui survient à la fin des années 60.

La scène musicale vit un tournant en 1968 avec L’Osstidcho, le spectacle iconoclaste des Robert Charlebois, Mouffe, Yvon Deschamps et Louise Forestier. «Un vent de contestation souffle sur le Québec et l’Occident en général, dit la professeure. L’Osstidcho est une sorte de manifeste qui entre en résonnance avec la contre-culture et le théâtre de Michel Tremblay. Nous sommes dans une esthétique de la rupture, dont Charlebois est le fer de lance.» Le blond d’engin de tes cheveux, ton âme aigrie pleine de petits cris, mon wrench pis ton nombril, pis tes fesses en peau de castor, wow wow… Ces paroles de la chanson Te v’la, que fait entendre la professeure au grand plaisir des étudiants, donnent la mesure d’une nouvelle posture artistique.

Chantal Savoie conclut son cours en soulignant que, désormais, même des artistes établis ne peuvent plus chanter de la même manière. En 1970, le chansonnier Jean-Pierre Ferland produit Jaune, un album-concept mâtiné de rock électrique, tandis que Félix Leclerc chante L’alouette en colère pour protester contre la répression politique et policière qui s’est abattue sur le Québec durant la Crise d’octobre. C’est le début d’un temps nouveau… comme le chantait Renée Claude.