Voir plus
Voir moins

Une femme de parole

Auteure, chroniqueuse au Devoir et codirectrice de Liberté, Aurélie Lanctôt croit au pouvoir émancipateur des mots.

Par Claude Gauvreau

25 octobre 2018 à 11 h 10

Mis à jour le 26 octobre 2018 à 17 h 10

Série Tête-à-tête
Rencontre avec des diplômés inspirants, des leaders dans leur domaine, des innovateurs, des passionnés qui veulent rendre le monde meilleur.​

Aurélie Lanctôt. Photo: Nathalie St-Pierre

Âgée d’à peine 26 ans, elle est déjà une figure publique dont la parole est répercutée par les médias. Rédactrice en chef de la revue Liberté, haut lieu de la pensée québécoise depuis plus de 50 ans, et chroniqueuse au quotidien Le Devoir, Aurélie Lanctôt (B.A. communication/journalisme, 2013) est régulièrement invitée à commenter l’actualité sociale, politique et culturelle à la radio et à la télévision. «La parole est un outil politique puissant, soutient-elle. Pour moi, les mots ont un pouvoir émancipateur parce qu’ils transmettent des idées qui permettent de mieux penser la société.»

La jeune femme a commencé tôt à intervenir dans les médias. En 2011, âgée de 19 ans, elle est invitée à participer à la défunte émission de radio Bande à part diffusée sur les ondes de Radio-Canada et consacrée aux musiques émergentes. «J’ai eu de la chance, dit-elle. On m’a téléphoné pour me proposer de parler d’un texte que j’avais écrit. Ça s’est bien déroulé, j’ai pris goût à la radio, puis les collaborations à divers médias se sont enchaînées, si bien que c’est devenu un gagne-pain.»

«L’UQAM, ça me parlait. Contrairement à d’autres institutions, c’est une université qui se pense dans la cité, en dépit des forces qui voudraient l’en détourner.»

Aurélie Lanctôt,

Chroniqueuse au Devoir et codirectrice de la revue Liberté

Avant de compléter un bac en droit à l’Université McGill, en 2017, la chroniqueuse s’inscrit à l’UQAM au programme de baccalauréat en journalisme. «L’UQAM, ça me parlait, dit-elle. Contrairement à d’autres institutions, c’est une université qui se pense dans la cité, en dépit des forces qui voudraient l’en détourner.»

Durant ses études, Aurélie Lanctôt est littéralement happée par la grève étudiante de 2012. «L’UQAM était l’épicentre de la grève. Pour moi, comme pour des milliers d’autres étudiants, ce conflit fut une école de formation politique accélérée. On tenait des assemblées générales de sept heures. C’était long, mais on y délibérait vraiment et on y sentait un sens de la collectivité. J’ai compris alors qu’on ne peut pas étudier en vase clos, que l’université est beaucoup plus qu’un lieu où on offre des services, qu’elle est traversée par les débats qui agitent la société.»

En 2015, elle remporte le prix Pierre-Vadeboncoeur, lequel souligne la contribution majeure d’un essai publié au Québec au cours de l’année écoulée. Dans Les libéraux n’aiment pas les femmes (LUX éditeur), la diplômé critique les politiques d’austérité du gouvernement de Philippe Couillard. Ces politiques, soutient-elle, frappent les femmes plus durement que quiconque en s’en prenant à la santé publique, à l’éducation, aux garderies et aux groupes communautaires. Deux ans plus tard, aux côtés, notamment, de Gabriel Nadeau-Dubois (M.A. sociologie, 2017) et de Jean-Martin Aussant, elle compte parmi  les signataires de Ne renonçons à rien. Le livre de la tournée «Faut qu’on se parle» raconte les 166 assemblées de cuisine et 18 consultations publiques ayant rassemblé des milliers de Québécois et Québécoises au cours des derniers mois de 2016.

Liberté au féminin

Depuis le printemps dernier, Aurélie Lanctôt est la rédactrice en chef de Liberté, revue de réflexion sur la société et les arts publiée quatre fois l’an qu’elle codirige avec l’éditrice Rosalie Lavoie (M.A. études littéraires, 2012). Fondée en 1959, Liberté est l’une des plus anciennes revues au Québec, une véritable institution. Plusieurs écrivains renommés – Hubert Aquin, Gaston Miron, Jacques Godbout – ont publié dans ses pages au fil des ans.

Après le départ de Jean Pichette (B.Sc. économique, 1986; M.A. sociologie, 1988), la revue était à la recherche d’une nouvelle équipe de direction. «Je prévoyais travailler dans la magistrature fédérale, mais j’ai décidé de soumettre ma candidature, même si ça me faisait peur, confie la diplômée. Être à la hauteur de cette publication qui a joué et qui joue toujours un rôle de carrefour d’idées dans la vie intellectuelle au Québec représente un grand défi.»

«Les femmes prennent leur place dans le débat d’idées, malgré la difficulté à penser la figure de l’intellectuel au féminin, malgré qu’on ne reconnaisse pas toujours la profondeur et la légitimité de leur parole dans l’espace public.»

Selon Aurélie Lanctôt , ce type de revue indépendante, à contre-courant des publications mainstream, garde toute sa pertinence. Elle  et sa collègue Rosalie Lacroix n’ont d’ailleurs pas l’intention d’imposer une nouvelle orientation à Liberté. «Nous voulons perpétuer son héritage en poursuivant dans la veine critique qui a toujours été la sienne. Évidemment, son contenu sera teinté par nos préoccupations féministes. Nous souhaitons aussi insérer la revue de façon encore plus dynamique dans le débat d’idées. Notre dernier numéro sur les cultures des Premières Nations en témoigne.»

Liberté a longtemps été une affaire de gars, les postes de décision ayant été occupés en majorité par des hommes pendant plus de cinq décennies. «On voit de plus en plus de femmes dans les comités de rédaction, note la chroniqueuse. Les femmes prennent leur place dans le débat d’idées, malgré la difficulté à penser la figure de l’intellectuel au féminin, malgré qu’on ne reconnaisse pas toujours la profondeur et la légitimité de leur parole dans l’espace public.»

Dégager du sens

Aurélie Lanctôt, qui refuse de se percevoir comme une journaliste, commente et analyse l’actualité dans le cadre de sa chronique hebdomadaire au Devoir. «Dans un monde où l’information est produite à un rythme toujours plus effréné, il est essentiel de prendre du recul pour interpréter les événements le plus rigoureusement possible et en dégager le sens», observe-t-elle.

«Le plus inquiétant, c’est la fragilisation des ressources pour faire des enquêtes approfondies et de grands reportages, en particulier à l’international, pour exprimer une pensée critique que l’on confond trop souvent avec l’opinion.»

La diplômée reconnaît que la multiplication des tribunes d’opinion et l’essor des médias sociaux contribuent à redéfinir les conditions du débat démocratique. «Le problème n’est pas qu’il y a trop de chroniques et de billets d’humeur. Le plus inquiétant, c’est la fragilisation des ressources pour faire des enquêtes approfondies et de grands reportages, en particulier à l’international, pour exprimer une pensée critique que l’on confond trop souvent avec l’opinion. L’espace consacré à la critique culturelle, par exemple, fond à vue d’œil. La couverture de la culture de divertissement prend tellement de place que l’on prive le public de la possibilité de s’approprier les codes du langage de l’art.»

Reconfiguration politique

La dernière campagne électorale au Québec a entraîné une reconfiguration importante de l’échiquier politique, affirme la chroniqueuse, qui se réjouit de la percée de Québec Solidaire. «Ce parti a connu un changement de garde avec les départs de Françoise David et d’Amir Khadir et une cure de rajeunissement avec l’arrivée de nouveaux militants issus du Printemps érable. Ce qu’on a vu le 1er octobre, c’est le fruit d’un travail de terrain accompli en deux ans seulement. Le Parti québécois, qui a perdu l’oreille des jeunes, ne peut plus prétendre être la principale formation progressiste. On assiste présentement à la montée d’une vraie gauche politique au Québec.»

La campagne a aussi été marquée par l’un des plus bas taux de participation (66,5 %) depuis plus de 90 ans. «Quand on a devant soi deux partis traditionnels à bout de souffle et un autre, la Coalition Avenir Québec, qui incarne une vision à plusieurs égards similaire à celle du gouvernement sortant, cela n’a rien de très emballant», observe la jeune femme.

#EtMaintenant

En janvier 2018, Aurélie Lanctôt, Léa Clermont-Dion et une centaine d’autres femmes ont lancé le mouvement #EtMaintenant pour soutenir la prise de parole suscitée par le mouvement #MeToo.

«C’est immense ce qui s’est passé, commente la diplômée. Cela nous oblige à questionner nos relations intimes, notre rapport à la parole, le rôle de la justice et celui des médias. Il est encore trop tôt pour savoir ce qui va en ressortir et quelle direction prendra le mouvement. Chose certaine, cela exigera des discussions difficiles.»

Candidate à la maîtrise en droit à l’Université de Montréal, Aurélie Lanctôt s’intéresse davantage à la recherche fondamentale qu’à la pratique juridique. «Je serais peut-être une bonne plaideuse, dit-elle, mais je suis attirée par le travail de réflexion sur le rôle des institutions judiciaires et son articulation avec le politique.»

Parallèlement à ses études, elle entend poursuivre son travail de chroniqueuse et de rédactrice en chef à Liberté. «Cela me permet de m’exprimer sur les choses qui m’interpellent, même si je grimpe moins rapidement dans les rideaux qu’à 19 ans. Je suis encore jeune et neuve, mais je ne suis plus une adolescente», lance-t-elle avec un sourire.