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«En classe!»: tous en scène

Angela Konrad initie ses étudiants aux rudiments de la mise en scène et de la direction d’acteurs.

Série

En classe!

Par Claude Gauvreau

27 mars 2018 à 14 h 03

Mis à jour le 2 juin 2022 à 21 h 29

Plafonds hauts, tentures noires aux murs, espaces dépouillés, lumières tamisées… Nous ne sommes pas dans une salle de classe ordinaire, mais dans les studios de répétition de l’École supérieure de théâtre, au deuxième étage du pavillon Judith-Jasmin. Ce soir, sous la supervision de la professeure et metteure en scène Angela Konrad, une vingtaine d’étudiants du cours «Atelier de mise en scène II: la direction d’acteurs» s’apprêtent à répéter Le canard sauvage, une pièce en cinq actes du dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906).

Répartis en équipes de quatre ou cinq personnes, les étudiants inscrits aux trois concentrations (Études théâtrales, Scénographie et Jeu) du programme de bac en art dramatique manifestent une certaine fébrilité. Ils doivent construire une scène d’une durée de deux à trois minutes, à partir d’un fragment d’un acte qu’ils ont eux-mêmes choisi. «Le fragment doit devenir un mini-projet de mise en scène, qui comporte une action se développant dans le temps et dans l’espace», précise Angela Konrad. Dans chaque groupe, les fonctions de metteur en scène, d’acteur, d’assistant à la mise en scène, de scénographe et de régisseur sont interchangeables. «La règle d’or est que chaque idée proposée appartient à tous», note la professeure.

«La règle d’or est que chaque idée proposée appartient à tous.»

Angela Konrad,

Professeure à l’École supérieure de théâtre

Abordant les thèmes de la folie et du mensonge, la pièce d’Ibsen décrit les destins entrecroisés de deux familles. Le photographe Hjalmar Ekdal, son épouse Gina (ancienne gouvernante dans la famille du commerçant Werle) et leur fille Hedvig, âgée de 14 ans, vivent dans une maison abritant un grenier, où se trouve une forêt imaginaire peuplée d’animaux, dont un canard sauvage. Le fils du commerçant Werle révèle à son ami Hjalmar qu’ Hedvig est, en réalité, la fille de Gina et de son père. Hjalmar renie Hedvig, qui tue le canard sauvage avant de se suicider. «Le canard symbolise la vulnérabilité des personnages, alors que le sacrifice de l’adolescente est le prisme à travers lequel s’exprime la folie familiale, explique Angela Konrad. Ibsen défend cette idée que la vérité tue.»

«Un lieu d’exploration de l’imaginaire»

Le cours se veut un laboratoire d’improvisation, d’expérimentation et de création autour de la pièce d’Ibsen. «C’est un lieu d’exploration de l’imaginaire», souligne la professeure. Les étudiants doivent livrer leur Ibsen. Ils se sont préparés pendant plusieurs semaines en procédant à une analyse dramaturgique de la pièce et en la situant dans son contexte sociohistorique. Afin d’aiguiser leur regard  sur les rapports entre mise en scène et jeu des acteurs, ils ont vu des répétitions de productions dirigées par des metteurs en scène professionnels. Ils ont même assisté à une conférence d’une psychanalyste française sur Le canard sauvage.

«Regroupez-vous en équipes, choisissez un studio et commencez à travailler. J’irai vous voir tout à l’heure», lance Angela Konrad. Les étudiants ont 90 minutes pour dégager un thème du fragment d’acte sur lequel ils travaillent et pour traduire en action une idée, une émotion ou une tension. Durant la deuxième moitié du cours, chaque équipe présentera sa scène devant l’ensemble de la classe.

Les membres des équipes discutent de la façon de jouer, de la gestuelle des acteurs, des déplacements dans l’espace, des caractères et des motivations des personnages. Dans un des studios, des étudiants assis à une table commentent un passage du texte et parlent d’interprétation. Une autre équipe a commencé à expérimenter. «Ces deux personnages pourraient avoir les yeux bandés, ce qui évoquerait la symbolique du peloton d’exécution», propose un étudiant. «Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée», rétorque une de ses collègues. «Non, l’idée n’est pas bête. Cela permettrait d’illustrer l’aveuglement des personnages et le fait qu’ils sont condamnés, d’une certaine manière», dit un autre.

Les étudiants utilisent divers accessoires, recourent à la musique ou à des outils technologiques. Dans un groupe, certains répètent leur scène en portant des masques. Une autre équipe a choisi la vidéo. Une autre encore, un simple tableau blanc, comme ceux qu’on trouve dans les salles de classe. Plus loin, on a mis en place un rétroprojecteur, tournant sur lui-même, qui projette une constellation de points  lumineux sur le corps d’un étudiant personnifiant Hjelmar. La constellation évoque une nébuleuse d’étoiles, celle qui a été  baptisée l’«Amas du Canard Sauvage», explique un membre de l’équipe.

«C’est un peu flou, précisez votre point de vue»… «Travaillez sur la tension entre l’action et les silences»… «Ne vous perdez pas dans les échauffements et les improvisations, sinon vous manquerez de temps»…

Angela Konrad circule d’un studio à l’autre, observe, prend des notes. Elle ne cherche pas à imposer sa vision aux étudiants. Elle intervient seulement pour les relancer, quand elle sent que quelque chose bloque. Parfois, elle soulève une question: «Pourquoi avoir choisi des masques?»… Que voulez-vous révéler?»… «Est-ce que l’on reconnaît bien les personnages?»  Ou bien, elle émet un commentaire: «C’est un peu flou, précisez votre point de vue»… «Travaillez sur la tension entre l’action et les silences»… «Ne vous perdez pas dans les échauffements et les improvisations, sinon vous manquerez de temps»… «Il vous reste 15 minutes avant de trouver une meilleure idée»….

«Qu’en pensez-vous?»

Chaque équipe doit maintenant présenter sa scène devant tout le groupe. Très courtes, les présentations sont suivies d’une discussion. «Qu’en pensez-vous?», demande chaque fois la professeure en s’adressant au groupe, avant de formuler ses propres remarques.

Dans une scène, une étudiante incarnant la petite Hedvig dessine un canard sauvage sur un tableau blanc. Un autre personnage arrive et trace des vagues par-dessus le dessin de l’animal, comme s’il voulait le faire disparaître au fond de l’eau. Un bref dialogue suit. «C’est simple, mais efficace, dit Angela Konrad. Dans la pièce, les personnages remettent toujours en question ce que disent et font les uns et les autres. Ici, vous avez réussi à illustrer symboliquement cet enjeu à travers le personnage qui efface le dessin du canard.»

Une autre équipe présente un dispositif plus complexe, faisant intervenir un jeu vidéo sur un écran de télévision que regardent les membres de la famille Ekdal. «En deux mots, quelle est la situation ?», interroge la professeure. «Nous avons voulu évoquer la volonté d’évasion de l’univers familial, répond l’étudiant metteur en scène. Hjalmar, qui ne réalise jamais ses projets, fuit la réalité par l’entremise du jeu vidéo. La petite Hedvig détruit ce monde artificiel en tirant sur l’écran où se déroule le jeu.»

«Malgré certaines incohérences, c’est intéressant parce que ça raconte quelque chose, relève Angela Konrad. Un jeu vidéo, pourquoi pas? La théâtralité est là. Mais lisez et relisez le fragment afin de dégager des éléments qui vous aideront à mieux saisir  la dynamique de l’action.»

«La présence de la technologie sur scène ne doit pas faire écran au propos de l’auteur, comme c’est trop souvent le cas. Le texte a toujours raison. Restez près du texte.»

«Le texte a toujours raison»

«Jusqu’à quel point peut-on utiliser la technologie pour réactualiser un texte, sans le trahir, sans lui faire dire autre chose que ce qu’il dit vraiment?», demande un étudiant. «C’est une question complexe, répond Angela Konrad. Il ne suffit pas, par exemple, de faire prononcer à Hamlet la formule words, words, words avec un ordinateur portable entre les mains pour réactualiser le classique de Shakespeare. Qu’est-ce que ça nous raconte sur Hamlet? La présence de la technologie sur scène ne doit pas faire écran au propos de l’auteur, comme c’est trop souvent le cas. Le texte a toujours raison. Restez près du texte.»

Pour la dernière présentation, celle avec le vidéoprojecteur, les étudiants ont choisi le fragment dans lequel Hjelmar confronte pour la première fois sa femme Gina à propos de sa paternité. Le studio est plongé dans le noir et une musique douce, mais dramatique, se fait entendre. L’arrivée de Hjelmar, dont le corps est illuminé, crée un effet saisissant. «C’est une très belle proposition, un tableau vivant, dit la professeure. Ici, le dispositif technique est au service de la pièce.»

Épilogue

Au moment où le cours se termine, des étudiants affichent un sourire détendu, satisfaits du travail accompli. D’autres continuent de commenter ce qu’ils ont vu. Dans quelques semaines, ils devront livrer le produit final.

L’an prochain, ces étudiants travailleront davantage sur l’intégration du langage scénique: lumière, son, vidéo. «Pour le moment, nous sommes encore dans ce que j’appellerais la production sèche, sans tout le dispositif technique et scénique, remarque Angela Konrad. Je veux voir dans quelle mesure les étudiants sont capables de partager leurs idées entre eux, de les transposer sur scène, de révéler les tensions à l’œuvre dans une pièce, tout ce qui fait le théâtre, quoi !»