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Pas drôles, les femmes?

La série «En classe!» s’invite dans le cours Féminismes et culture populaire de Sandrine Galand.

Série

En classe!

Par Marie-Claude Bourdon

16 avril 2019 à 16 h 04

Mis à jour le 2 juin 2022 à 20 h 57

Le cours commence par un jeu. «J’aimerais que vous nommiez des femmes qui occupent des rôles principaux au cinéma ou à la télévision», demande la chargée de cours Sandrine Galand (M.A. études littéraires, 2012). Les étudiantes et étudiants (il y en a au moins trois) lèvent la main et suggèrent des noms : Emma Stone, Lupita Nyong’o, Kerry Washington, Keira Knightley, Brie Larson, Anne-Élisabeth Bossé, Florence Longpré, Sarah-Maude Beauchesne, Élise Guilbault, Gina Rodriguez, Laverne Cox… L’enseignante inscrit les noms au tableau et demande à la classe d’indiquer lesquelles, parmi les actrices mentionnées, sont considérées comiques, puis lesquelles font rire plutôt qu’être celles dont on rit…

À chaque étape, Sandrine Galand efface des noms du tableau. À la fin, il n’en reste plus beaucoup, surtout quand elle demande quelles actrices brisent les stéréotypes, de genre ou d’apparence… «Ce petit jeu l’illustre bien, les grands noms de l’humour sont des hommes!», dit l’enseignante.

L’humour, souligne-t-elle, est l’une des industries culturelles les plus florissantes, et les femmes en sont, à toutes fins pratiques, exclues. À preuve, la minime proportion de spectacles féminins au Festival Juste pour rire. À l’opposé, «les humoristes masculins se clonent à une vitesse effarante, au point qu’il devient difficile de les distinguer», note Sandrine Galand en affichant sur sa présentation Powerpoint des photos où Martin Matte et Maxim Martin se ressemblent au point de les méprendre, ce qui déclenche les rires de son auditoire.

Finissante au doctorat en études littéraires (sous la direction de la professeure Martine Delvaux), Sandrine Galand est la première à offrir Féminismes et culture populaire, un nouveau cours mis sur pied par l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). Récemment interviewée dans La Presse sur Ariana Grande et la nouvelle génération de reines de la pop, cette spécialiste de la culture populaire (collaboratrice de revues telles que Pop en Stock et Liberté) baigne dans son sujet comme un poisson dans l’eau.

La séance d’aujourd’hui, l’une des dernières de la session, porte sur l’humour et le genre. Pourquoi les femmes sont-elles écartées du lucratif marché de l’humour? Pourquoi considère-t-on que les femmes ne sont pas drôles? Le sujet n’a pas été surexploité dans la littérature scientifique («Si ça vous intéresse, il y a de la place!», lance la chargée de cours), mais Sandrine Galand a retenu deux auteures qui se sont penchées sur la question : la classe a été invitée à lire des extraits de L’humour du sexe (2012), de la chercheuse de l’Université de Montréal Lucie Joubert, et de Commando Culotte (2016), de la bédéiste et blogueuse Mirion Malle.

Pourquoi considère-t-on que les femmes ne sont pas drôles? Le sujet n’a pas été surexploité dans la littérature scientifique («Si ça vous intéresse, il y a de la place!», lance la chargée de cours). Photo: Nathalie St-Pierre

«Tout ce que l’on associe au féminin n’est pas drôle et le rire est forcément tributaire de choses que l’on attribue au masculin, observe la chargée de cours. En gros, c’est ce qui ressort de l’analyse.» Un article paru en 2007 dans la revue Vanity Fair sous la plume du polémiste Christopher Hitchens soutient exactement cette thèse. Cet article, intitulé Why women aren’t funny («sans point d’interrogation…»), avance trois arguments pour justifier l’absence relative des femmes de la scène humoristique.

Premier argument : les femmes ne sont pas drôles parce qu’elles sont belles. «Comme elles sont déjà convoitées par la gent masculine, les femmes n’ont pas besoin d’être drôles, contrairement aux hommes, qui sont drôles parce qu’ils doivent séduire…»

Deuxième argument : quand les femmes sont drôles, c’est parce qu’elles empruntent les codes masculins de l’humour. Dans les mots de l’auteur, elles sont «hefty, dykey or Jewish» (costaudes, lesbiennes ou juives) ou une combinaison des trois… «Autrement dit, elles se comportent comme des hommes et font rire pour les mêmes raisons (conquérir des femmes) ou alors elles sont juives, mais l’humour juif, prétend-il, est presque masculin par définition.»

Troisième argument : les femmes ne sont pas drôles parce qu’elles sont occupées par un destin plus noble. «Porter et élever des enfants est une chose sérieuse, qui exclut évidemment tout humour…»

Une question de culture

Sur les images du Powerpoint qui défilent, exposant les arguments de Hitchens, Sandrine Galand a ajouté en mortaise des GIFs de femmes humoristes prouvant, au contraire, que «l’humour n’est pas une question de genre, mais bien une question de culture». Dès l’enfance, on encourage les filles à développer des qualités incompatibles avec celles d’un stand-up, fait valoir la chargée de cours. Sur une planche de Commando Culotte, Miron Malle compare les injonctions que reçoivent la jeune femme et le jeune homme en devenir. D’un côté, «sois belle», «sois sensible» et «ne sois pas trop confiante, ça effraie». De l’autre, «sois un gros dur», «sois fort, ça plaît aux meufs», «et si ça marche pas, tu peux toujours être marrant».

«L’humour, ce n’est pas quelque chose que l’on a, c’est quelque chose que l’on apprend», dit Sandrine Galand, citant Lucie Joubert : «Les femmes sont censées être douces et aimables, et le stand-up, on le sait, nécessite une certaine forme d’agressivité, un cran ou une audace qui ont peu à voir avec la gentillesse.»

«L’humour, ce n’est pas quelque chose que l’on a, c’est quelque chose que l’on apprend», dit Sandrine Galand.Photo: Nathalie St-Pierre

«Les femmes sont rarement les sujets qui font rire, elles sont les objets dont on rit», rappelle la chargée de cours. Même Freud l’a démontré («N’allez pas me citer Freud dans vos travaux!», prévient-elle en riant). Dans Le mot d’esprit, le père de la psychanalyse explique que l’humour sert d’exutoire à la frustration sexuelle quand deux hommes s’échangent des grivoiseries sur le dos d’une femme. «En résumé, Freud dit qu’il faut deux hommes pour rire d’une femme», souligne l’enseignante.

Et si une femme s’aventure sur le terrain de l’humour, il lui est difficile d’échapper à certains stéréotypes : celui de la grande gueule, d’une certaine vulgarité… Elle ne doit pas être trop belle, mais pas trop moche non plus. «Pour qu’on la trouve drôle, une femme doit tomber dans l’autodérision, dit Sandrine Galand. Elle doit rire d’elle-même, ou des autres femmes.»

Un gala juste féminin

En 2016, le Festival Juste pour rire propose, à côté de galas consacrés à l’humour absurde ou engagé, un gala «Juste féminin». Dans les communications du festival, on précise que les «filles» (Sandrine Galand souligne l’utilisation du mot «filles» pour désigner les femmes humoristes, alors que l’on parle, bien sûr, des «hommes» quand il s’agit de leurs collègues masculins) ne sont pas tenues de parler de menstruations, mais on leur suggère des thématiques entièrement «féminines».

L’affaire provoque un tollé, au point que l’organisation doit annuler le gala «Juste féminin». «Des femmes humoristes, comme Cathy Gauthier, ont dénoncé ce qu’elles percevaient comme une forme de ghettoïsation de l’humour féminin», rapporte la chargée de cours.

Humour féministe

Pour Sandrine Galand, l’humour qui se veut féministe échappe à la binarité sur laquelle repose l’humour traditionnel. «Après la pause, nous allons visionner des extraits de spectacles de deux humoristes féministes qui déconstruisent les codes de l’humour dont on a discuté jusqu’à maintenant», annonce-t-elle.

La première, l’Américaine Tig Notaro, est reconnue pour son humour pince-sans-rire. Dans son spectacle Boyish Girl Interrupted, elle raconte une série de malheurs qui l’ont frappée, dont un cancer bilatéral qui a forcé l’ablation de ses deux seins (non suivie par une reconstruction). Cette humoriste à l’apparence androgyne n’hésite pas à faire de l’humour avec ses attributs féminins, particulièrement dans un passage où elle raconte la réaction d’une douanière qui doit la fouiller et qui ne sait plus si elle a affaire à un homme ou à une femme. Un peu plus loin, elle va jusqu’à se dénuder dans un striptease déroutant, enlevant sa veste et sa chemise pendant que le public, jouant le jeu, la siffle pour l’encourager.

«Le fait qu’elle continue ensuite à donner son spectacle pendant 30 minutes, torse nu, sans que sa nudité ne soit le sujet de la performance, opère un renversement par rapport à la représentation traditionnelle de la nudité féminine, observe Sandrine Galand. Sans seins, avec ses cicatrices, elle devient une représentation d’une féminité imparfaite, hors norme, qui déconstruit la vision codifiée, sexualisée, binaire que nous avons du féminin.»

Quand, à la toute fin du spectacle, l’humoriste invite le public à la toucher – «Touch me, I’m just a person!» –, elle déconstruit encore davantage cette binarité, poursuit la chargée de cours. «En répétant plusieurs fois “I’m just a person“, ellle montre qu’elle n’a pas à être “le” féminin ou “le” masculin, et se donne le droit d’être un féminin autre.»

Un humour douloureux

Le cours se termine avec un extrait de Nanette, un spectacle de l’Australienne Hannah Gadsby, qui remet en cause la mécanique de l’humour traditionnel. «Ce spectacle illustre comment cet humour peut devenir douloureux», dit Sandrine Galand.

L’humour est constitué de deux moments: la tension créée par l’humoriste et le punch line. Or, l’expression le dit, il y a de la violence dans le punch line. Dans son spectacle, Hannah Gadsby, qui est lesbienne, confie qu’elle a fondé toute sa carrière sur l’autodérision et qu’elle n’a plus envie de se faire violence. Pour faire rire, raconte-t-elle, elle a changé son histoire, gardant pour elle la souffrance liée à l’homophobie, aux stéréotypes, aux insultes. Après le punch line, il y a dans la vie réelle un troisième moment qui n’est pas forcément drôle, explique-t-elle, et c’est ce dont elle va parler dans ce spectacle.

«Nanette, c’est plus qu’un spectacle, c’est une lettre ouverte», dit une étudiante. «Tout à fait, renchérit Sandrine Galand. C’est un essai qu’elle propose. L’humour sert ici à amener autre chose, à questionner ce qu’est l’humour et ce que peut être l’humour féministe.»

«C’est parce que cette réflexion métatextuelle prend la forme d’un spectacle d’humour, avec son point de bascule où le propos devient politique et presque tragique, que cela vient autant nous chercher», souligne un étudiant. «L’humour met les gens en confiance : si cela avait été présenté comme un discours politique, il n’y aurait certainement pas eu autant de visionnements sur Netflix», ajoute une autre.

Dans la classe, suit une discussion sur le risque qu’un tel spectacle produise un ressac par rapport au féminisme. «Il y aura toujours des spectacles plus consensuels, dit Sandrine Galand. Mais, il y a 10 ans, un spectacle comme celui d’Hannah Gadsby ou de Tig Notaro n’aurait pas été possible. Comme on l’a dit souvent dans ce cours, je pense qu’il faut une pluralité des discours dans l’espace public, comme il y a une pluralité des féminismes, pour que les choses continuent à bouger.»