Voir plus
Voir moins

Haines du féminisme

Un ouvrage collectif analyse les différentes formes d’antiféminisme, du 19e siècle à nos jours.

Par Claude Gauvreau

30 avril 2019 à 14 h 04

Mis à jour le 30 avril 2019 à 14 h 04

La résistance aux aspirations des femmes à plus d’égalité et de liberté constitue le fil rouge qui traverse les différentes périodes historiques.

L’histoire de l’émancipation des femmes est inséparable de celle, moins connue, des mouvements qui s’y sont opposés. C’est ce dont témoigne l’ouvrage collectif Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, publié aux prestigieuses Presses universitaires de France sous la direction de Mélissa Blais (M.A. histoire, 2007; Ph.D. sociologie, 2018), professeure associée à l’Institut de recherches et d’études féministes et stagiaire postdoctoral à l’Université de Genève, de Francis Dupuis-Déri, professeur au Département de science politique, et de Christine Bard, professeure d’histoire à l’Université d’Angers.

«Pour mieux comprendre et combattre les phénomènes de l’antiféminisme et du masculinisme, nous avons voulu les situer dans une perspective historique, depuis la fin du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui, en insistant sur les cas de la France et du Québec», explique Mélissa Blais. Issu d’un colloque éponyme tenu à Angers au printemps 2017, l’ouvrage vient d’arriver sur les rayons des libraires au Québec. Quelque 18 chercheurs et chercheuses français et québécois provenant de divers horizons disciplinaires – histoire, sociologie, science politique – ont collaboré à sa rédaction.

«Les rapports entre le féminisme et l’antiféminisme sont marqués par une sorte de tango conflictuel. À chaque conquête du féminisme répond une vague antiféministe, qui se cristallise autour d’enjeux particuliers.»

Mélissa Blais,

Professeure asociée à l’Institut de recherches et d’études féministes

La résistance aux aspirations des femmes à plus d’égalité et de liberté constitue le fil rouge qui traverse les différentes périodes historiques. «Les rapports entre le féminisme et l’antiféminisme sont marqués par une sorte de tango conflictuel, observe la chercheuse. À chaque conquête du féminisme répond une vague antiféministe, qui se cristallise autour d’enjeux particuliers. Ce fut le cas avec l’opposition au droit de vote et au droit au travail des femmes au début du 20e siècle, ou avec l’opposition à la liberté de disposer de son corps à partir des années 1960, laquelle s’est exprimée dans la lutte contre le droit à l’avortement.» Aujourd’hui, l’antiféminisme s’oppose en plus aux droits des personnes LGBTQ et aux minorités de genre. «C’est pourquoi on doit parler d’antiféminisme au pluriel», insiste Mélissa Blais.

Si les discours antiféministes renvoient à des registres variés, ils reposent également sur des thématiques transversales. «Pour les antiféministes, le féminisme nie la différence des sexes, nie que l’inégalité serait un fait de nature nécessaire à l’ordre social, note la professeure. Cette vision naturaliste continue de s’exprimer à travers le discours masculiniste, selon lequel le féminisme entraîne la virilisation des femmes et la féminisation des hommes.»

Le courant actuel du féminisme «intersectionnel», qui réfléchit à la manière dont les femmes racisées, lesbiennes ou en situation de handicap peuvent vivre plusieurs formes d’oppression à la fois, a son pendant du côté antiféministe. «Les analyses des diverses manifestations de l’antiféminisme depuis le 19e siècle mettent en évidence des points de convergence avec le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie et l’homophobie, souligne Mélissa Blais. C’est ce que l’historienne Christine Bard appelle l’intersectionnalité des haines.»

«Les analyses des diverses manifestations de l’antiféminisme depuis le 19e siècle mettent en évidence des points de convergence avec le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie et l’homophobie. C’est ce que l’historienne Christine Bard appelle l’intersectionnalité des haines.»

Un ancrage conservateur

Les différents chapitres de l’ouvrage montrent que les mouvements antiféministes ont pour particularité de s’inscrire dans différents courants philosophiques, politiques et culturels. Cela dit, l’antiféminisme repose en grande partie sur un socle conservateur, dans la tradition de la pensée hostile aux Lumières, anti-égalitaire et anti-démocratique.

«On observe des liens nombreux au 20e siècle entre l’antiféminisme et les courants familialistes-natalistes de l’entre-deux-guerres, comme celui de l’Action française, un mouvement nationaliste et royaliste situé à l’extrême-droite de l’échiquier politique en France» rappelle la chercheuse.  

Parmi les manifestations contemporaines de l’antiféminisme, on compte les positions défendues par le Vatican et par certaines organisations catholiques. En France, celles-ci ont été à l’avant-garde de l’opposition au mariage pour tous. En 2011, lors du Conseil pontifical pour la famille, le Vatican a jugé la théorie du genre plus dangereuse que le nazisme! «D’autres représentants de l’Église catholique évitent les attaques frontales, préférant défendre la complémentarité des sexes, ce qui revient dans bien des cas à ramener les femmes à une position subordonnée à celle des hommes au sein de la famille», indique Mélissa Blais.

Antiféminisme à gauche

La pensée de gauche n’est pas non plus à l’abri de l’antiféminisme. Un chapitre signé par Francis Dupuis-Déri est consacré à Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), l’un des principaux théoriciens de l’anarchisme, qui défendait des positions misogynes. Le politologue montre que bien des lecteurs contemporains refusent de reconnaître le caractère antiféministe de la pensée de Proudhon. «On pourrait faire le même exercice pour d’autres auteurs qui ont écrit contre le féminisme et que l’on continue de considérer comme de grands penseurs, remarque la professeure. On peut aussi trouver des traces d’antiféminisme dans les discours de certaines organisations syndicales et de collectifs militants de gauche, tant en France qu’au Québec, qui considèrent que le féminisme divise les forces dans le combat contre l’ennemi principal, le capitalisme.»

L’antiféminisme trouve aussi des alliées parmi les femmes. En France, des femmes ont pris la plume contre l’émancipation féminine dès le 19e siècle et, en Angleterre, des militantes se sont mobilisées contre les droits politiques des femmes au début du 20e siècle. «Les femmes antiféministes se distinguent par leur déni de l’inégalité entre les hommes et les femmes et par leur rejet d’un féminisme accusé de victimiser les femmes», souligne Mélissa Blais.

En 2013, on a vu apparaître le blogue Women against Feminism sur le réseau social Tumblr, qui a fait campagne contre la suprématie féminine, prétendument prônée par le féminisme.

«Aujourd’hui, les masculinistes avancent masqués. Ils dépolitisent et individualisent les rapports de domination entre les sexes, essaient de se donner une image positive en prenant la défense des hommes perçus comme des victimes du féminisme, voire des femmes en général.»

Le versant masculiniste

Branche contemporaine de l’antiféminisme, le masculinisme est un mouvement militant qui apparaît en Occident dans les années 1970, notamment sous la forme de groupes d’hommes non mixtes et de pères divorcés, pour défendre par des actions parfois spectaculaires les droits des hommes dans une société qu’ils estiment désormais dominée par les femmes. En Amérique du Nord, des «incels» (célibataires involontaires) ont même assassiné des femmes au nom de leur opposition au féminisme.

«Aujourd’hui, les masculinistes avancent masqués, observe la chercheuse. Ils dépolitisent et individualisent les rapports de domination entre les sexes, essaient de se donner une image positive en prenant la défense des hommes perçus comme des victimes du féminisme, voire des femmes en général. Ils recherchent même une forme de symétrie avec le féminisme. On a vu, par exemple, des groupes masculinistes se qualifier d’Homen et copier les actions des Femen en utilisant la nudité pour mieux les contester.»

Pour susciter l’empathie, le masculinisme mise sur la souffrance des hommes en recourant à la rhétorique de la crise de la masculinité, «un discours que l’on observe depuis des siècles et qui émerge de manière récurrente chaque fois que les femmes tentent de s’émanciper», rappelle Mélissa Blais.

Depuis le début des années 2010, l’antiféminisme au Québec se veut respectable, porté, entre autres, par une élite intellectuelle – chroniqueurs, psychologues, intervenants sociaux – qui évite d’être trop virulente. «Mais la violence à l’égard du féminisme n’est pas disparue pour autant, poursuit Mélissa Blais. Elle s’est plutôt déplacée sur le terrain des réseaux sociaux, qui servent de vitrine et de tribune pour les discours et revendications antiféministes, et s’arrime avec celle des groupes d’extrême-droite haineux.»  Au Québec, un site web est dédié à la mémoire de Marc Lépine, qui a tué 14 femmes à l’École polytechnique de Montréal en décembre 1989, en déclarant haïr les féministes.